Par le père Edouard Divry,dominicain de la province de Toulouse et professeur de théologie morale
Première Partie
Pour un juif, pour un chrétien, et pour tout homme normal, la culpabilité c’est le sentiment qui naît dans la conscience en cas d’une responsabilité qui a failli par rapport au jugement de la conscience. Après une invocation à la miséricorde, le Psalmiste s’adresse à Dieu en faisant parler David pécheur : « Contre toi, et toi seul, j’ai péché, ce qui est mal à tes yeux, je l’ai fait. »(Ps 50/51, 6). C’est une prise de conscience qui s’exprime en vérité. Victor Hugo, dans la Légende des siècles, décrit le meurtrier d’Abel écrasé par le remords : « L’œil était dans la tombe et regardait Caïn. »
Le professeur Yeshayahou Leibowitz (m. 1994) n’aimait pas une certaine morale, pourtant si diffuse, celle de la conscience et disait qu’avec la Loi (la Torah, l’Enseignement) on n’avait plus besoin de la conscience[1]. Pour un catholique, de même, l’ethos ne se constitue pas en un rapport univoque avec la conscience, il s’agit toujours de réévaluer la morale en fonction de l’appel libre au bonheur, et où la liberté s’avère liberté de qualité en vue du bien (et non pas liberté de simple non-coaction, ou de simple choix).
Pour un philosophe moraliste ordinaire il existe deux types de conscience : la conscience réflexe et le jugement de conscience, ce que je dois faire hic et nunc après avoir évaluer prudemment ce qu’il convient de faire ou d’agir, l’objet de l’acte dans son intention et en tenant compte des circonstances. En ce second sens, je suis père de mes actes et fils de mes actes et cela m’en rend responsable non seulement dans le cours morcelé des instants mais dans l’entièreté du temps, une durée vécue dans la continuité. Cette cohérence dans l’agir, dans les actes posés, s’accroît normalement avec la maturité humaine.
« Le bien est une cause intègre, le mal relève d’un défaut quelconque (bonum est ex causa integra, malum est ex quocumque defectu)[2].» Il peut s’exprimer, au niveau de l’enseignement classique, par exemple catholique, de manière simplement positive : « L’acte moralement bon suppose à la fois la bonté de l’objet, de la fin et des circonstances » (CEC, n. 1760). On peut sans doute trouver des formules dans le Talmud équivalentes.
Cependant, il peut surgir dans la clarté de cet enseignement des incohérences collectives subies par chacun ce que la tradition catholique appelle des « structures de péché » (Jean-Paul II, Reconciliatio et penitentia, 1983) ou en d’autres termes la « banalité du mal » (Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem, 1962), le fait qu’Eichmann ne se sentait pas affecté par ce qu’il faisait, et refusait de juger la valeur morale de ses actes et de leurs conséquences.
Pour découvrir cet assoupissement par rapport au bien ou cet envahissement du mal comme la gangrène d’un membre, comme l’envahissement d’une mauvaise herbe, il faut d’abord en prendre acte. On peut subir longtemps un mal prégnant sans s’en apercevoir car cela est devenu une habitude collective. Il faut un réveil, une sorte d’électrochoc par un surgissement de la conscience. Mais le déclic ne suffit pas. Il faut que celle-ci retourne dans un effort analytique sur le passé. Elle doit analyser l’origine du mal et y remédier.
Dans l’habitude du mal, le mécanisme le plus classique s’avère le suivant. On commence souvent par rire insidieusement de ce qui est différent de soi, un travers physique, culturel ou moral, puis on s’en moque méchamment. Ces détractations finissent par isoler la victime moquée. Puis elles se généralisent. Ces agressions verbales dénigrent collectivement les victimes assimilées par une similitude imaginée, grossie. Dans le pire des cas, ce mécanisme psychologique conduit à une véritable mise à mort. Il n’est que de mentionner ici les analyses de René Girard sur le bouc émissaire…
La prise de conscience de ce mécanisme mortifère est salutaire. Elle exige donc un retour sur le passé, sur l’histoire morale de soi ou de son pays, en particulier une analyse des mots qui furent utilisés dans cette déviation du bien.
Confucius pense que pour bien s’orienter et diriger les autres il convient de connaître le sens des mots (zheng ming). « Lorsque les mots perdent leur sens, les gens perdent leur liberté. » Cette vérité transculturelle lui est souvent attribuée. Albert Camus écrit ces mots tout aussi pertinents : « Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde. » (Sur la philosophie de l’expression, 1944).
Mais ce dernier dérape, à notre avis, en déclarant que la démocratie adviendrait le jour où nous serions aptes à nous déclarer « tous coupables » (La Chute, 1962). N’a-t-il pas dans la découverte terrible de la Shoah fini par confondre culpabilité et responsabilité ? À l’inverse, peu avant lui, Antoine de Saint-Exupéry (†1944) écrivait : « chacun est responsable de tous. Chacun est seul responsable. Chacun est seul responsable de tous. Je comprends pour la première fois l’un des mystères de la religion dont est sortie la civilisation que je revendique comme mienne “Porter les péchés des hommes…” Et chacun porte tous les péchés de tous les hommes[3]. » (cf. Is 53).
La proposition de Camus d’une culpabilisation généralisée provoque une autre déviation, celle d’une culpabilisation excessive malsaine. Nous sommes en fait tous responsables et les degrés de culpabilité, si culpabilité il y a, sont différents pour chacun. C’est ce que nous allons nous efforcer de montrer en nous appuyant sur un théologien allemand luthérien qui a beaucoup souffert de la déviance de son propre peuple pendant la deuxième guerre mondiale.
Il existe donc un retour aux origines qui fait du bien parce qu’il déniche le maillon du mal et rétablit le bien. Il convient d’effectuer le census en latin comme dirait Tertullien (IIIe s.), un auteur déterminant des origines du christianisme, le recensement de ce qui s’est passé et des concepts qui l’expriment. C’est un retour nécessaire aux origines qui accompagnent le sens primitif des choses qui éclairent l’âme. Tout autre réalité est le phénomène de la déconstruction.
Il s’opère une culpabilisation morbide qui s’empare de l’esprit et qui cherche la déconstruction pour la déconstruction sans tri, sans objectif autre que déconstruire comme pour masquer un mal-être. C’est un mécanisme d’une régression adolescente qui provoque ce mouvement destructeur. La déconstruction a été d’abord en vogue aux USA avec Derrida, Deleuze, Lyotard, Foucault, etc. et atteint maintenant l’Europe.
[1] Cité par Rémi Brague, La morale remise à sa place, Paris, Gallimard, 2024, p. 52.
[2] Servais Pinckaers, Ce qu’on ne peut jamais faire, Fribourg, édit. univ., 1986, p. 43. Cf. Thomas d’Aquin, ST, IaIIæ, q. 18, a. 4, ad 3 ; q. 19, a. 6, ad 1 : « bonum causatur ex integra causa, malum autem ex singularibus defectibus ». Cf. ibidem q. 19, a. 7, ad 3. L’axiome majeur revient cinq fois dans la Somme de théologie, deux fois dans cette partie capitale qui traite des actes humains.
[3] Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de guerre, ch. 24, in Œuvres, « La Pléiade », Paris, Gallimard, 1959 ; Pilote de guerre, Paris, Gallimard, 1942, p. 154 : « Ma civilisation, héritière de Dieu, a fait chacun responsable de tous les hommes, et tous les hommes responsables de chacun. »