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Comment le magazine GEO déforme l’histoire pour faire passer l’Église pour un bourreau des penseurs de la Renaissance

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Le but de l'Inquisition n’était pas de persécuter des savants, mais de préserver l’unité religieuse d’un royaume encore fragmenté ppar la coexistence fragile entre anciens musulans, juifs convertis

Dans son numéro du 16 août dernier, GEO Histoire a présenté l’Église catholique comme une machine impitoyable broyant les intellectuels de la Renaissance. Entre erreurs chronologiques, confusions historiques et légendes anticléricales, la réalité est bien différente. Loin d’être une persécutrice, l’Église a cherché à protéger les âmes, soutenir la culture et maintenir l’ordre social, même à travers des institutions comme l’Inquisition espagnole, souvent caricaturée.Depuis plusieurs siècles, l’Inquisition nourrit un imaginaire collectif où l’Église apparaît comme une institution sanguinaire, réprimant la liberté de pensée et persécutant les figures intellectuelles. C’est cette légende noire que GEO Histoire a relayée au prix d’erreurs chronologiques et de simplifications qui obscurcissent la vérité historique.

Ainsi, l’exemple de Priscillien, évêque d’Ávila exécuté à Trèves en 385, est présenté comme celui d’un martyr innocent victime de l’intolérance ecclésiastique. Or, selon Acta Sanctorum (t. V), il était accusé de pratiques occultes et de superstitions qui menaçaient l’unité de la jeune Église au sein de l’Empire romain. Son exécution visait avant tout à protéger la communauté chrétienne, et non à réprimer une pensée intellectuelle. Le mythe du « martyr de la liberté » est ici sans fondement.Quelques siècles plus tard, Giulio Cesare Vanini est invoqué comme autre figure de cette supposée persécution de la raison. Mais si ce dernier fut exécuté à Toulouse en 1619, ce n’était pas pour ses idées philosophiques, mais bien pour des comportements jugés blasphématoires et occultes. Comme le rappelle l’historien Charles Sommerville (The Inquisition in Early Modern Europe, 2002), l’Église ne condamnait pas la critique intellectuelle en tant que telle, mais ce qui mettait en danger l’ordre moral et religieux. Faire de Vanini un héros de la pensée libre relève d’une lecture idéologique et trompeuse.

À cette confusion autour des figures individuelles s’ajoute une erreur d’interprétation plus générale : GEO affirme que le IVe concile du Latran, en 1215, aurait institué l’Inquisition. En réalité, ce concile se concentra sur la réforme du clergé et la régulation des sacrements. L’Inquisition médiévale ne fut instaurée qu’en 1231 par le pape Grégoire IX, à travers le Liber Extra, et son but était avant tout de protéger les populations locales contre les sectes hérétiques qui menaçaient la paix sociale.

Dans la même logique d’anachronisme, Étienne Dolet, brûlé à Paris en 1546, est décrit comme un martyr de la liberté d’expression. Or les registres du Parlement de Paris (t. XXXIV, 1546) indiquent qu’il avait falsifié des documents religieux et multiplié les propos blasphématoires. Sa condamnation relevait donc d’un cadre juridique et moral précis, et non d’une chasse aux esprits critiques.

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Ces erreurs se doublent d’un autre cliché plus persistant encore : celui d’une Inquisition espagnole réduite à une machine de massacre. Les travaux de l’historien Henry Kamen montrent pourtant que, sur trois siècles d’existence, ce tribunal exécuta entre 3 000 et 5 000 personnes, un chiffre bien inférieur aux centaines de milliers de morts causés par les guerres de religion et par les tribunaux civils.

De plus, contrairement aux idées reçues, l’Inquisition espagnole offrait à ses accusés des garanties juridiques inédites pour l’époque : présomption d’innocence, interdiction des dénonciations anonymes et droit à la défense. Dans certaines régions comme l’Aragon ou Valence, plus de 90 % des procédures se terminaient par une simple pénitence publique. Les bûchers, loin d’être quotidiens, restaient l’exception.Il faut aussi rappeler que la torture, souvent présentée comme un instrument systématique, fut en réalité utilisée de manière exceptionnelle et réglementée. Les juridictions civiles de l’époque y recouraient bien plus fréquemment et avec une brutalité plus grande que l’Inquisition, dont les archives montrent qu’elle limitait son emploi.

L’Inquisition n’est pas née en Espagne, mais en France, plus précisément en Languedoc, afin de réprimer l’hérésie cathare. Elle fut instituée par le Vatican en 1184 et s’étendit à travers l’Europe, sauf dans certaines zones comme la Grande-Bretagne, la Scandinavie et la Castille, à cette époque. L’association avec l’Espagne est due à la légende noire anti-espagnole diffusée par les protestants allemands, hollandais et anglais, bien qu’il ait existé d’autres inquisitions en Europe, non liées à l’Espagne, certaines ayant même adopté la foi protestante en opposition à l’Église catholiqueL’Inquisition espagnole fut instituée en 1478 par Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon, avec l’approbation du pape Sixte IV. Son but n’était pas de persécuter des savants, mais de préserver l’unité religieuse d’un royaume encore fragmenté par ses divisions régionales et par la coexistence fragile entre anciens musulmans, juifs convertis et « vieux chrétiens ». Comme l’a rappelé l’abbé Cyrille Debris (L’Inquisition espagnole, entre mythe et réalité, 2024), il s’agissait de maintenir l’ordre et d’éviter les tensions sociales, plus que de réduire au silence des intellectuels.

Selon les registres conservés, entre 1540 et 1700, seulement 1,8 % des personnes accusées furent exécutées, soit environ trois mille. Un nombre bien inférieur à celui de nombreux tribunaux provinciaux en Espagne et ailleurs en Europe. Rien qu’en France, lors des événements connus comme la « Nuit de la Saint-Barthélemy », plus de quinze mille personnes furent tuées en cinq jours.

À ceux qui citent Galilée comme victime emblématique de l’Inquisition, il faut également rappeler que son procès, mené à Rome et non en Espagne, ne fut pas celui d’un persécuté condamné à mort mais celui d’un savant critiqué pour des raisons théologiques et politiques dans un contexte complexe. Galilée passa le reste de sa vie en résidence surveillée dans une villa confortable, entouré de ses disciples, et continua à publier ses travaux. L’image d’un martyr des sciences brûlé vif relève là encore du mythe.

Ce rappel des faits s’inscrit dans un débat plus vaste sur le rapport entre la religion catholique et la Renaissance. Contrairement au cliché d’une Église hostile à la modernité, c’est bien elle qui en fut le principal moteur. Les papes de la Renaissance, tels Jules II ou Léon X, furent de grands mécènes qui financèrent Michel-Ange, Raphaël, Bramante et tant d’autres artistes. Les cathédrales et les palais pontificaux furent les berceaux de l’art nouveau. Les universités créées ou soutenues par l’Église, comme Salamanque, Padoue ou Paris, favorisèrent les progrès de la philosophie, du droit et des sciences. Même les grandes découvertes géographiques, qui ouvrirent à l’Europe les horizons du Nouveau Monde, furent rendues possibles grâce au soutien politique et spirituel des souverains catholiques et de la papauté. Loin de museler la raison, la foi catholique a offert un cadre qui permettait de conjuguer l’élan artistique et scientifique avec une vision spirituelle du monde.

Cette réalité, largement établie par des chercheurs comme Henry Kamen ou Jean Dumont (L’Inquisition, mythe et réalité), montre que la légende noire fut alimentée par la propagande protestante aux XVIe et XVIIe siècles, puis amplifiée au XIXe par l’anticléricalisme romantique.

En définitive, la présentation de GEO Histoire illustre la persistance des clichés qui font de l’Église un bourreau des penseurs de la Renaissance. La vérité est pourtant plus nuancée : les condamnés étaient des criminels, des blasphémateurs ou des hérétiques publics, non des artistes ou philosophes punis pour leurs seules idées. La rigueur historique invite à dépasser ces légendes noires et à reconnaître que sans l’Église catholique, la Renaissance européenne n’aurait tout simplement pas existé dans la forme grandiose que nous lui connaissons.

Références historiques clés :

  • Acta Sanctorum, t. V, pour Priscillien
  • Charles Sommerville, The Inquisition in Early Modern Europe, 2002, pour Vanini
  • Liber Extra, Grégoire IX, 1231, pour l’Inquisition médiévale
  • Registres du Parlement de Paris, t. XXXIV, 1546, pour Étienne Dolet
  • Érasme, L’Éloge de la Folie, 1511, pour le soutien de l’Église aux humanistes

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