Trois ans après la transformation de Sainte-Sophie en mosquée, la répression religieuse s’intensifie dans un pays qui n’a plus grand-chose d’une démocratie.La Turquie, souvent présentée comme un pont entre l’Orient et l’Occident, montre aujourd’hui un visage bien plus sombre. Selon un rapport d’Alliance Defending Freedom International (ADF), le gouvernement d’Ankara expulse depuis plusieurs années des chrétiens étrangers, souvent installés depuis des décennies, en les accusant d’être des “menaces pour la sécurité nationale”.
Lors d’une conférence sur les droits de l’homme à Varsovie le 13 octobre, Lidia Rieder, juriste de l’ADF, a dénoncé ce qu’elle qualifie d’abus manifeste : « Qualifier de “menaces pour la sécurité” des résidents chrétiens pacifiques est une attaque contre la liberté de religion. » Elle a ajouté que manipuler les systèmes administratifs pour exclure des personnes en raison de leur foi « détruit les fondements de la tolérance et de la coexistence pacifique » sur lesquels repose l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe.
Depuis 2020, plus de deux cents missionnaires et travailleurs chrétiens étrangers, soit environ trois cent cinquante personnes, ont été expulsés de Turquie ou interdits de retour.
Certains vivaient sur place depuis trente ans. Le ministère turc de l’Intérieur leur a attribué des “codes de sécurité” tels que N-82 et G-87, qui interdisent automatiquement toute réadmission, en les classant parmi les “menaces pour la sécurité nationale”.
Ces expulsions surviennent à peine trois ans après la décision d’Erdoğan de transformer la basilique Sainte-Sophie d’Istanbul en mosquée, en juillet 2022. Ce monument, jadis cœur spirituel de la chrétienté orientale, avait été transformé en musée par Mustafa Kemal Atatürk pour symboliser la laïcité et le dialogue entre les civilisations. Sa réislamisation, saluée par les milieux nationalistes et islamistes, a au contraire marqué le tournant religieux du pouvoir turc. Depuis, le contrôle sur les communautés chrétiennes s’est resserré : restrictions administratives, refus de visa, interdiction d’enseignement biblique et aujourd’hui expulsions massives. Le message est clair : la Turquie d’Erdoğan n’a plus de place pour les témoins du Christ.
La Turquie se réclame encore d’un modèle démocratique et pluraliste. Mais selon un rapport de 2024 de l’Initiative pour la liberté de croyance, les chrétiens sont la minorité religieuse la plus persécutée du pays, avec plus de cinquante incidents recensés depuis 2020. L’un des cas les plus emblématiques de cette dérive est celui de l’affaire Wiest c. Turquie, actuellement portée devant la Cour européenne des droits de l’homme. Kenneth Wiest est un citoyen américain chrétien qui a vécu plus de trente ans en Turquie, où il travaillait légalement et participait activement à la vie de la communauté protestante locale. Marié, père de famille, il n’a jamais commis la moindre infraction ni causé de trouble à l’ordre public.En 2019, alors qu’il rentrait d’un court séjour à l’étranger, les autorités turques lui ont brutalement refusé l’entrée sur le territoire.
Sans explication claire, son nom avait été placé sur une liste comportant un “code de sécurité” – le fameux G-87 – réservé aux individus considérés comme “menaces pour la sécurité nationale”. Kenneth Wiest n’a reçu aucune justification officielle ni possibilité de contester cette décision devant la justice turque. Avec le soutien de l’ADF, il a donc porté plainte devant la Cour européenne des droits de l’homme, accusant Ankara de violer plusieurs articles de la Convention européenne des droits de l’homme : l’article 9, garantissant la liberté de pensée, de conscience et de religion, l’article 8, protégeant le droit à la vie privée et familiale, et l’article 6, qui garantit le droit à un procès équitable. Cette affaire pourrait devenir un précédent juridique majeur pour la défense de la liberté religieuse en Europe. Elle montre jusqu’où un État peut aller lorsqu’il associe la foi chrétienne à une menace politique.
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Par ailleurs pendant que l’enseignement biblique est interdit, les cours de théologie islamique sont largement soutenus par l’État. Les séminaires protestants n’ont toujours aucun statut légal, et certaines communautés, comme celle des protestants de Bursa, ont été contraintes de quitter leurs lieux de culte. Dans un communiqué, l’ADF dénonce l’usage croissant des interdictions d’entrée et des expulsions comme “outils politiques” pour réduire au silence les travailleurs chrétiens étrangers.
Face à cette situation, l’organisation Aide à l’Église en détresse a publié son rapport 2025 sur la persécution religieuse : 5,4 milliards de personnes dans le monde subissent une forme de discrimination pour leur foi. Le cardinal Pietro Parolin, secrétaire d’État du Vatican, a réagi en affirmant que « les hommes et les femmes, partout dans le monde, méritent d’être libres de toute forme de contrainte en matière de foi ».Ce qui se joue aujourd’hui en Turquie dépasse ses frontières. Dans un pays membre de l’OTAN, ancien candidat officiel à l’Union européenne, des citoyens pacifiques sont expulsés pour avoir prié le Christ. Sous couvert de sécurité nationale, la foi devient une infraction, et le christianisme, une menace d’État. Trois ans après la réislamisation de Sainte-Sophie,le pouvoir turc confirme son virage : la croix dérange, et la foi chrétienne devient suspecte. Si l’Europe garde le silence, ce n’est pas seulement la Turquie qui tourne le dos à la liberté religieuse, mais tout un continent qui risque d’oublier ses racines chrétiennes.