C’est au moment où éclate la guerre Cristera, en 1926 au Mexique, que le pays plonge dans l’un des conflits religieux et sociaux les plus marquants de son histoire contemporaine. Pour comprendre l’ampleur de cette rébellion, il faut revenir sur un héritage profond de tensions entre l’État mexicain et l’Église catholique. Dès la fin du Porfiriat (dictature de Díaz) , les courants anticatholiques, nourris par l’idéologie libérale radicale et certains héritages de la Révolution française, ressurgissent avec vigueur. Pendant la Révolution mexicaine, plusieurs actes de violence contre l’Eglise se produisent, tandis que la Constitution de 1917 institue un cadre législatif extrêmement restrictif.
Le climat se dégrade encore lorsqu’un attentat contre l’image de la Vierge de Guadalupe, en novembre 1920, indigne profondément les fidèles et cristallise la peur d’un projet visant à déraciner l’héritage spirituel transmis depuis l’époque hispanique.
À cette évolution politique se superpose une lecture religieuse que de nombreux catholiques mexicains portent sur leur histoire. Beaucoup voient dans la fécondité spirituelle héritée de l’Espagne l’une des grandes richesses de la nation, et considèrent que la défense de l’Église constitue une fidélité aux racines mêmes du Mexique. C’est dans cette perspective que certains auteurs ont présenté la guerre Cristera comme l’une de ces grandes luttes où le peuple mexicain se dresse pour défendre sa foi, avec le même courage que les héros bibliques ou les combattants chrétiens de l’Antiquité.
La rupture décisive intervient en 1926 avec la promulgation de la Ley Calles, qui durcit l’application de l’article 130 de la Constitution. La loi impose une réglementation sévère du culte, limite le nombre de prêtres, interdit l’usage des habits religieux hors des temples et renforce le contrôle étatique sur la formation religieuse.
Dans certains États, comme Tabasco, les mesures atteignent une intensité extrême. Face à ce resserrement, l’Église mexicaine tente d’abord une résistance pacifique. Une pétition de deux millions de signatures demande la révision de la loi, mais le gouvernement refuse. Un boycott économique est organisé, puis les évêques suspendent le culte public à partir du 31 juillet 1926.Les fidèles remplissent les églises pour recevoir les sacrements avant leur fermeture. Lorsque les agents du gouvernement viennent prendre possession des temples, l’indignation populaire provoque des affrontements spontanés. C’est dans ces gestes de résistance immédiate que naît l’esprit cristero, une volonté d’affirmer que la foi fait partie de l’identité profonde du Mexique.Plusieurs récits issus de la mémoire cristera illustrent cette ferveur. On rapporte, par exemple, que dans les montagnes du Colima, le général Dionisio Eduardo Ochoa galvanisa les volontaires en leur rappelant la nécessité de défendre la liberté religieuse, et qu’une femme courageuse lui affirma que pas un seul homme du village ne manquerait au combat. De telles scènes, héroïques ou légendaires, traduisent la dimension spirituelle qui animait des milliers de Mexicains.
L’insurrection débute de manière désordonnée entre août et décembre 1926, avec des dizaines de soulèvements locaux. Les Cristeros sont souvent mal armés et peu formés, mais leur détermination supplée le manque de moyens. En 1927, le mouvement prend son essor. L’encyclique Iniquis Afflictisque publiée par Pie XI dénonce la persécution contre l’Église mexicaine et soutient moralement les fidèles.À partir de cette date, le soulèvement embrase le Jalisco, le Michoacán, le Zacatecas et de nombreuses autres régions. Des groupes d’hommes, parfois accompagnés de femmes et d’adolescents, partent au combat avec l’unique désir de défendre le droit de l’Église. Certains évêques, conscients que les voies pacifiques ont été épuisées, reconnaissent la légitimité morale d’une résistance ultime.
Le mouvement gagne en cohésion lorsque le général Enrique Gorostieta prend le commandement en 1927. Malgré l’armement moderne de l’armée fédérale, la guérilla connaît une série de succès, aidée par sa mobilité, la connaissance du terrain et l’appui profond de la population. Les femmes des Brigades de Sainte Jeanne d’Arc deviennent indispensables, assurant le ravitaillement, la messagerie clandestine et la discrétion logistique.
Lire aussi
Dans certaines régions, les Cristeros contrôlent presque totalement le territoire. L’armée gouvernementale réagit en mettant en œuvre une politique de reconcentration qui consiste à déplacer les populations rurales, brûler les récoltes, raser les villages et priver les rebelles de tout soutien matériel. Cette stratégie provoque des souffrances immenses et de nombreuses pertes civiles.La fin de la guerre s’annonce en 1929. Les États-Unis favorisent une médiation et l’Église accepte de négocier. Les accords du 21 juin 1929 permettent la reprise du culte public, mais ne consultent pas directement les Cristeros, ce qui provoque une profonde amertume. Plusieurs chefs insurgés sont tués après leur reddition.
Après la guerre, un “modus vivendi” fragile s’installe, mais la mémoire des martyrs s’impose comme l’héritage le plus durable de ce conflit. De nombreux prêtres et laïcs, parfois très jeunes, sont tués pour avoir continué à pratiquer leur foi. Leurs histoires deviennent des symboles de fidélité chrétienne, et certains sont reconnus officiellement par l’Église.
Les martyrs de la guerre des Cristeros se répartissent en deux grands groupes reconnus par l’Église catholique. Le premier, canonisé le 21 mai 2000 par Jean-Paul II, rassemble vingt-deux prêtres et trois laïcs. Il s’agit de Cristóbal Magallanes Jara, Román Adame Rosales, Rodrigo Aguilar Alemán, Julio Álvarez Mendoza, Luis Batis Sáinz, Agustín Cortés Caloca, Mateo Correa Magallanes, Atilano Cruz Alvarado, Miguel de la Mora, Pedro Ramírez Esqueda, Margarito Flores García, José Isabel Flores Varela, David Galván Bermudes, Salvador Lara Puente, Pierre de Jésus Maldonado, Jesús Méndez Montoya, Manuel Morales, Justino Orona Madrigal, Sabas Reyes Salazar, José María Robles Hurtado, David Roldán Lara, Toribio Romo González, Jenaro Sánchez Delgadillo, Tranquilino Ubiarco Robles et David Uribe Velasco.
Le second groupe, béatifié le 20 novembre 2005 à Guadalajara par le cardinal José Saraiva Martins au nom de Benoît XVI, comprend José Anacleto González Flores et ses compagnons José Dionisio Luis Padilla Gómez, Jorge Ramón Vargas González, Ramón Vicente Vargas González, José Luciano Ezequiel Huerta Gutiérrez, J. Salvador Huerta Gutiérrez, Miguel Gómez Loza, Luis Magaña Servín, José Sánchez del Río, José Trinidad Rangel, Andrés Solá Molist, Leonardo Pérez et Darío Acosta Zurita.
Ces martyrs, célébrés liturgiquement le 21 mai et le 20 novembre, incarnent une fidélité que beaucoup de Mexicains considèrent comme intimement liée à l’âme spirituelle de leur nation. Leur témoignage a inspiré une vaste littérature, des films, des chants narratifs traditionnels mexicains et une historiographie foisonnante. La guerre Cristera apparaît ainsi non seulement comme un épisode tragique de l’histoire du Mexique, mais aussi comme un moment où la foi et la dignité d’un peuple se sont exprimées avec une force singulière.
Pour ceux qui se reconnaissent dans cet héritage, l’esprit cristero demeure vivant et continue de résonner dans ces mots qui traversèrent les montagnes et les vallées du pays : Viva Cristo Rey, Viva Santa María de Guadalupe.


