L’Union européenne aime se présenter comme une puissance normative, garante des droits fondamentaux, de la liberté religieuse et de la lutte contre toutes les formes de haine. Dans ses discours officiels, aucune discrimination n’est tolérable, aucune croyance ne devrait être marginalisée. Pourtant, à y regarder de plus près, une réalité moins flatteuse apparaît : toutes les religions ne bénéficient pas de la même reconnaissance institutionnelle. Et le christianisme, paradoxalement, en fait les frais.
Au sein de la Commission européenne, deux fonctions spécifiques existent bel et bien. La première est celle de Katharina von Schnurbein, coordinatrice de l’Union européenne pour la lutte contre l’antisémitisme et la promotion de la vie juive. Créé en 2015, ce poste vise à suivre les actes antisémites, coordonner les politiques publiques, dialoguer avec les communautés concernées et intégrer cette lutte dans l’ensemble des stratégies européennes.La seconde fonction est occupée par Marion Lalisse, coordinatrice européenne pour la lutte contre la haine anti-musulmane. Là encore, le mandat est clair : prévention des discriminations, dialogue institutionnel, recommandations politiques et visibilité publique de cette forme spécifique de haine.
Ces deux postes sont officiellement reconnus, dotés d’un accès direct aux institutions européennes et régulièrement mentionnés dans les communications de l’Union. Mais un troisième poste manque à l’appel.Il n’existe aujourd’hui aucun coordinateur européen chargé de lutter spécifiquement contre la haine anti-chrétienne, souvent désignée sous le terme de christianophobie.
Les chrétiens sont renvoyés à des dispositifs généraux, dilués dans de vastes cadres de non-discrimination ou dans l’action d’un représentant pour la liberté religieuse au sens large, sans mandat ciblé ni reconnaissance spécifique. Ce n’est donc pas un oubli technique, mais un choix politique. À partir du moment où certaines formes de haine religieuse justifient des postes dédiés, l’absence d’un dispositif équivalent pour les chrétiens constitue un traitement différencié assumé.Ce silence institutionnel contraste avec la réalité des faits. En France, des centaines d’actes anti-chrétiens sont recensés chaque année, majoritairement des profanations, des dégradations, des vols et des incendies visant des églises et des cimetières. Des prêtres et des fidèles sont insultés ou agressés, des lieux de culte attaqués, parfois à répétition. À l’échelle européenne, plus de deux mille incidents anti-chrétiens sont documentés chaque année, incluant des agressions physiques, des incendies volontaires d’églises et des pressions juridiques contre des chrétiens pour l’expression pacifique de leurs convictions. Ces chiffres reposent sur des données policières, judiciaires et institutionnelles.
Malgré cela, la christianophobie demeure largement invisible dans le discours politique européen.
Cette situation révèle une contradiction profonde dans le discours européen sur l’inclusion. L’Union européenne affirme lutter contre toutes les formes de haine, mais elle établit dans les faits une hiérarchie implicite des protections.
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Certaines religions bénéficient d’une reconnaissance politique explicite, d’autres non. Or l’égalité ne consiste pas à traiter différemment des réalités comparables, mais à appliquer des principes identiques. L’argument selon lequel le christianisme serait historiquement majoritaire et donc structurellement protégé ne résiste pas à l’examen des faits. Il confond héritage culturel et protection réelle. Être enraciné dans l’histoire ne garantit ni sécurité, ni reconnaissance, ni respect dans le présent.
Cette asymétrie s’inscrit dans une histoire plus longue. Depuis la Révolution française, le christianisme, en particulier lorsqu’il s’incarne dans une Église organisée et hiérarchique, est regardé avec suspicion par des systèmes politiques façonnés par l’héritage des Lumières. La nouvelle religion civique de la Liberté, de l’Égalité et de la Fraternité promettait une émancipation universelle, mais elle s’est rapidement heurtée à une foi qui affirme que la vérité est reçue et non fabriquée, et que la liberté est ordonnée au bien. L’État moderne tolère le christianisme tant qu’il reste discret, privé, sentimental. Mais lorsque l’Église parle avec une autorité morale, lorsqu’elle rappelle des limites éthiques ou conteste les dogmes contemporains, elle est perçue comme un pouvoir concurrent. Ce réflexe n’a pas disparu ; il s’est simplement institutionnalisé sous le langage policé de la neutralité et de l’inclusivité.
Refuser de reconnaître la christianophobie comme une réalité spécifique n’est pas un acte de neutralité. C’est un choix idéologique.
Une inclusivité qui sélectionne ses bénéficiaires cesse d’être inclusive.
Une politique qui protège certaines religions tout en en ignorant une autre trahit le principe même d’égalité qu’elle prétend défendre. L’Europe ne peut pas, sans se contredire, proclamer la liberté religieuse universelle tout en laissant la foi chrétienne sans protection institutionnelle spécifique, alors même qu’elle est visée par des actes répétés de haine.Ce deux poids, deux mesures n’est pas seulement une incohérence administrative. Il est le symptôme d’un malaise plus profond, la difficulté de l’Europe contemporaine à assumer son héritage chrétien autrement que comme un souvenir embarrassant. Tant que cette contradiction ne sera pas reconnue, le discours européen sur l’inclusion restera incomplet, et la liberté religieuse, inégalement défendue.


