Bernard Lecomte
Les deux sources de la Révélation
« Dès la première réunion de l’Anima, le 10 octobre, le cardinal Frings a
demandé à Ratzinger de présenter l’un des schémas préparés par la Curie,
intitulé De fontibus Revelationis : « Des sources de la Révélation ». Le sujet
passionne les théologiens : le dogme, commun à tous les catholiques, doit-il se
limiter à ce que Dieu a « révélé » directement aux hommes, c’est-à-dire à la
seule Ecriture, l’Ancien Testament et les Evangiles, ou s’étendre aux signes par
lesquels Dieu s’est « révélé » aux hommes, et qui ont nourri, jusqu’à
aujourd’hui, la Tradition de l’Eglise ? Dans le premier cas, le dogme chrétien est
un carcan figé pour toujours ; dans le second, il évolue et l’Eglise reste
vivante…
Ratzinger connaît bien le sujet : sa thèse de doctorat, en 1955, portait sur
« La Révélation selon saint Bonaventure » et posait déjà ces questions. Il en est
d’autant plus fondé à critiquer le document établi par la commission théologique.
Ce texte, selon lui, est « totalement marqué par l’état d’esprit antimoderniste » :
sa « négativité » est carrément « glaciale », « choquante » même. A ses yeux,
l’enjeu est simple : « L’Eglise doit-elle s’en tenir à cette attitude mentale
antimoderniste, poursuivre sur la ligne de l’isolement, de la condamnation, de la
défensive, jusqu’au rejet presque angoissé de la nouveauté ? »
Pour Frings, Döpfner, König et les théologiens qui les entourent, il faut
éviter que ce texte catastrophique soit soumis tel quel au vote des pères
conciliaires : il pourrait bien être adopté ! Une idée prend corps, suggérée par
Karl Rahner : proposer au plus tôt, sur ce sujet, un texte alternatif destiné, au
moins, à reporter le débat. Les mêmes participants, à quelques invités près, se
retrouvent dans l’après-midi du 19 octobre à la pension interdiocésaine Mater
Dei, sur les pentes du Janicule, où réside Mgr Volk, évêque de Mayence. Ce
jour-là, Ratzinger leur soumet un nouveau projet de schéma, auquel Rahner
ajoute ses propres réflexions.
On prie les deux hommes de rédiger un texte commun, que Ratzinger
présentera le 25 octobre au collège allemand, chez Frings. Celui-ci a invité
quelques cardinaux parmi les plus influents à écouter cette ébauche de schéma
alternatif : l’Autrichien König, le Néerlandais Alfrink, le Belge Suenens, le
Français Liénart, l’Italien Siri, et aussi le cardinal Montini, futur Paul VI. Le
nouveau projet, baptisé « texte Rahner-Ratzinger », suscitera encore nombre de
réunions animées. « Un texte de grande allure », commente le père Chenu dans
ses Notes. Il ne remplacera finalement pas le schéma initial, mais il poussera le
pape, le 21 novembre, après un vote houleux, à reporter le débat à la session
suivante. Ce qui était son but.
Pour Ratzinger, cet épisode est une victoire : que Jean XXIII « freine ainsi
les tendances hégémoniques des services de la Curie », voilà qui fait espérer en
l’avenir. Encore le futur pape ressent-il un léger malaise : en réalité, le « texte
Rahner-Ratzinger » ne reflète pas exactement son opinion personnelle. Il mêle
ses propres réflexions à celles de Rahner, qui s’affranchit un peu trop facilement
des Pères de l’Eglise et se situe, écrit Ratzinger, « sur une planète différente ».
Mais pour l’heure, le duo passe pour efficace, voire percutant. L’épisode assure à
Ratzinger la réputation d’un réformiste brillant et ouvert… »