Haïti traverse l’une des périodes les plus sombres de son histoire. L’effondrement de l’État, la paralysie des institutions et la prolifération des gangs armés ont plongé le pays dans une spirale de violence quasi permanente. À Port-au-Prince, de vastes zones échappent totalement au contrôle des autorités. Les enlèvements, les fusillades et les règlements de comptes rythment la vie quotidienne, tandis que la population civile vit dans la peur et la pauvreté extrême.
Cité Soleil est l’un des symboles les plus tragiques de cette situation. Plus grand bidonville de la capitale, ce quartier est entièrement dominé par des groupes criminels qui se sont substitués à l’État. La police n’y entre plus.
Les habitants s’y déplacent sous la surveillance constante des gangs. Les enfants, dès l’âge de dix ou douze ans, sont souvent enrôlés pour servir de guetteurs, de messagers ou de petites mains du trafic, parfois même contraints de participer à des actes de violence ou d’enterrer les victimes.C’est dans ce contexte que vit sœur Paësie Phillipe. Religieuse française, elle est arrivée en Haïti il y a plus de vingt-six ans comme membre des Missionnaires de la Charité, fondées par Mère Teresa de Calcutta. Elle a travaillé dans des dispensaires, des orphelinats et des écoles, avant de comprendre que sa mission devait se concentrer sur les enfants des rues, les plus exposés et les plus oubliés.
En 2017, avec l’accord des autorités religieuses, elle quitte sa congrégation, abandonne le sari blanc et bleu des Missionnaires de la Charité et fonde la communauté religieuse de la Famille Kizito. Elle s’installe alors à Cité Soleil, choisissant délibérément de vivre au cœur même de la zone la plus violente, pour partager le quotidien de ceux qu’elle sert.Son intuition est simple mais décisive : l’école peut devenir une protection réelle. Dans un environnement où les gangs recrutent en priorité les enfants non scolarisés, l’éducation offre une forme de bouclier inattendu. Aujourd’hui, la Famille Kizito gère plusieurs maisons d’accueil, des centres périscolaires, des écoles, des cantines et des lieux de catéchèse. Des milliers d’enfants y trouvent un cadre structurant, des repas réguliers, une présence adulte stable et un espace où ils peuvent grandir à l’abri de la rue.
Même dans cet univers dominé par la loi des armes, cette réalité est reconnue. Sœur Paësie raconte qu’un jour, un élève demanda lui-même à être recruté par un chef de gang.
Celui-ci refusa et alla jusqu’à le menacer s’il cessait d’aller à l’école. Ce constat ne cherche en rien à minimiser la violence des groupes criminels, mais il montre combien, dans ce contexte précis, l’éducation peut sauver concrètement des vies.
La mission de la Famille Kizito dépasse largement le cadre scolaire. Des clubs sportifs, des équipes de football, des ateliers artisanaux et des cours de musique ont été mis en place, avec une idée centrale : offrir aux enfants un lieu sain, stable, où ils puissent être aimés et reconnus comme des personnes. « Nous sommes devenus leur famille », confie la religieuse, en évoquant l’accueil récent d’orphelins dont les parents ont été tués lors des affrontements armés.Car la violence en Haïti ne se limite pas aux armes. Elle est aussi celle de la misère extrême. À Cité Soleil, de nombreuses familles ne mangent qu’un seul vrai repas par semaine. Les maladies, l’exclusion scolaire et la détresse psychologique sont omniprésentes. Sœur Paësie recueille aussi les récits de femmes victimes de viols durant les années de guerre entre groupes armés, notamment entre 2019 et 2024.
L’une d’elles, après avoir raconté son calvaire, conclut simplement par ces mots en créole : « Bondye konnen », « le Seigneur sait ». Une phrase prononcée sans révolte, avec une paix désarmante. Pour la religieuse, ces mots sont une profession de foi silencieuse, l’expression d’une confiance radicale en un Dieu présent, même au cœur de la tragédie.Comme l’a rapporté l’agence Fides, le témoignage de sœur Paësie Phillipe rappelle que, dans un pays écrasé par la violence et l’abandon, la foi vécue au quotidien, à travers l’éducation et la proximité avec les plus pauvres, peut encore ouvrir des chemins d’espérance.
À Cité Soleil, rien n’est réglé, rien n’est garanti. Mais chaque enfant qui échappe à la rue, chaque cahier ouvert, chaque repas partagé et chaque prière murmurée est déjà une victoire silencieuse contre le désespoir.


