Il y a 83 ans , le 17 juin 1941 mourait Léonie Martin, grande sœur de sainte Thérèse de l’Enfant Jésus. Nous avons interrogé Madeleine de Gourcuff, auteur d’une biographie de référence sur cette troisième fille des saints époux Martin.
« Madeleine de Gourcuff, comment avez-vous été amenée à vous intéresser à la famille Martin et spécialement à Léonie ?
Comme pour beaucoup, c’est sainte Thérèse qui m’a menée à elle. Je me suis convertie vers l’âge de 20 ans. Mon confesseur d’alors m’a proposé une retraite à l’abbaye bénédictine Notre-Dame du Pré à Lisieux. Durant ces quinze jours de discernement – il pensait que j’avais la vocation -, les religieuses m’ont fait participer à leur vie -ora et labora-.
Si cette retraite n’a pas révélé une vocation monastique, j’y ai découvert la liturgie des heures à travers les offices religieux, tradition multiséculaire de l’Église. Et j’y ai fait la rencontre de Sainte Thérèse : elle avait en effet été scolarisée dans l’école de cette abbaye, tenue par les sœurs, un siècle plus tôt ! Une grande photographie d’elle, sur son lit de mort, si belle, si rayonnante de paix, était affichée dans la pièce dédiée à la couture.
Elle est entrée dans mon cœur, dans ma vie, elle est ainsi devenue ma sœur chérie. J’ai commencé par lire ses manuscrits autobiographiques, mais j’avoue que j’ai été déçue : je croyais percevoir une jeune fille choyée, dans une famille très unie, qui se faisait une montagne d’une fourmilière. Une sainte à l’eau de rose en quelque sorte, reproche que certains ont fait à sa vie. Mais il faut aller plus loin.
J’ai cherché à mieux connaître sa vie et j’ai pu ainsi comprendre la profondeur et le génie de la « petite voie », véritable « booster de vie spirituelle ».
Thérèse étant devenue ma sœur, sa famille est devenue la mienne : je me suis intéressée à Léonie, vilain petit canard de la famille Martin, devenu une religieuse accomplie (je n’ose dire encore sainte !).
Qu’est-ce qui vous a attirée en elle au point d’écrire sa biographie ?
Quelques années plus tard, j’avais écrit quelques articles sur la famille Martin. J’ai aussi publié un livret pour les enfants afin qu’ils préparent leur première communion comme la petite Thérèse. Une méthode suivie par chacun de mes 6 enfants : orner son cœur des fleurs de la prière, de petits efforts et de mots d’amour pour accueillir Jésus-Hostie.
En 2015 s’est ouvert le procès de béatification de Léonie Martin, sœur Françoise-Thérèse, religieuse à la Visitation de Caen. J’avais la certitude d’un appel à écrire sa vie. En décortiquant la correspondance familiale, j’ai été frappée par la multitude de ses traumatismes : dès sa naissance sa santé est très fragile, crises douloureuses et invalidantes d’eczéma se succèdent.
A six ans et demi elle perd sa sœur quasi jumelle, Hélène et vit sous l’emprise et les coups de la servante, qui agit de façon si sournoise que les parents ne s’en aperçoivent pas. La scolarité de Léonie est chaotique, elle est bien en dessous de ses sœurs, brillantes, premières de classe ! En famille, elle est celle qui gâche les bons moments par son indiscipline, ses bouderies, ses disputes.
Et pourtant… Zélie a une sœur visitandine au Mans qui prophétise :
« C’est une enfant difficile à élever et dont l’enfance ne donnera aucun agrément, mais je crois que pour l’avenir, elle vaudra mieux que ses sœurs. »
(lettre de sœur Marie-Dosithée Guérin à M. et Mme Guérin, 11‑13 février 1872)
Il faut ici préciser que cette lettre date de février 1872, soit un peu moins d’un an avant la naissance de Thérèse. Donc, cette prophétie s’est révélée exacte : le procès de béatification de Léonie est le premier ouvert après Thérèse – je parle ici d’une sœur Martin.
Vous avez participé au procès de béatification de Léonie. Quel a été votre rôle ?
Le procès de béatification commence par la phase diocésaine, durant laquelle une commission historique a réuni tous les documents de Léonie, à Léonie, ou sur Léonie. J’ai été invitée à la rejoindre en 2017, en qualité d’historienne et de mère de famille. Nous avons réuni et classé les archives dont la quasi-totalité était connue. Le procès diocésain a été validé en mars 2021 par la Congrégation de la Cause des Saints, et j’ai pu reprendre ma tâche de biographe.
Le propre de ma démarche a été de reprendre la lecture de sa vie avec mon analyse d’historienne en remettant toutes les sources à plat. En tant que mère de famille, j’ai compris beaucoup de choses sur la famille Martin et sur le rôle des saints époux Martin (car je n’ai aucun doute sur leur sainteté). Enfin, j’étais passionnée par son parcours spirituel qui ressemble tellement au nôtre, normal et héroïque à la fois.
Léonie a été maltraitée par la servante à l’insu de ses parents : n’y a-t-il pas eu de négligence de leur part ?
Louise Marais, la servante, est, à mon sens, une authentique perverse. D’ailleurs, Léonie qualifie elle-même cette servante de « cruelle et méchante ». Et elle ajoute :
« ce qu’elle m’a fait endurer n’est ni plus ni moins diabolique, c’est miraculeux qu’il ne me soit rien resté, car je vivais dans une perpétuelle terreur ; les gens du monde ne comprendraient pas cela, combien ça ferait tort aux lettres de Maman que j’aimais à la passion. » (lettre de Sr Françoise-Thérèse du 17 avril 1941)
Léonie écrit cette lettre trois mois avant sa mort, elle a eu toute la vie pour réfléchir à ce qu’elle a souffert, et elle souffre de ce qu’on ne comprendra pas sa mère. Aujourd’hui, on en sait plus sur les personnes perverses : elles traumatisent leur proie tout en neutralisant leur entourage, ce que Louise a fait avec la famille de Léonie en cultivant une double personnalité.
Finalement, qu’est devenue Léonie à l’âge adulte, et comment a-t-elle pu surmonter toutes ces fragilités ?
Léonie a pu se stabiliser en déménageant avec sa famille à Lisieux après la mort de leur mère en 1877. Pour autant, après des études à l’abbaye Notre-Dame du Pré à Lisieux – juste avant Thérèse, elle a tenté par trois fois de devenir religieuse. Une fois chez les Clarisses, l’essai ne dure que 7 semaines. Puis deux fois à la Visitation de Caen. Mais l’austérité des supérieures de l’époque, ses difficultés de santé, le manque de sa famille ont eu raison de ces essais.
Ce n’est qu’après la mort de Thérèse à 24 ans au Carmel de Lisieux, qu’elle se risque à un troisième essai à la Visitation de Caen. Les supérieures sont changé, elles appliquent à son égard la souplesse de la règle de la Visitation, telle qu’elle a été prévue par Saint François de Sales.
On ne laisse pas ses fragilités à la porte de la clôture et Léonie a cheminé avec elles. Mais grâce à son humilité, à sa bonne volonté, que rien dans le fond ne pouvait complètement ébranler, elle est devenue une « bonne petite religieuse », comme la qualifie un de ses évêques.
Elle est la disciple idéale de la « petite voie ». Elle nous laisse cette feuille de route :
« ….aussi vois-tu, je veux être, je suis si petite, si petite que Jésus se voit forcé de me garder dans ses bras et ce qui fait toute ma confiance, c’est que je sais bien, qu’il ne me laissera pas tomber. » (lettre de Sr Françoise-Thérèse Martin à sa sœur mère Agnès de Jésus 9 novembre 1919)
Finalement, la vie de Léonie Martin nous enseigne à ne nous effrayer d’aucune blessure, car « rien ne nous séparera de l’amour de Dieu » (Romains 8, 35).
C’est cet amour de Jésus, ce désir incandescent de sainteté qu’elle partage avec ses parents et ses sœurs, qui est le levier qui soulève sa vie et aujourd’hui la nôtre. »
Remerciements à Madeleine de Gourcuff auteur de Léonie Martin, la biographie, Artège, octobre 2023.