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[Interview exclusive] Fabrice Hadjadj : « Il y a des déluges moraux, ce que l’on appelle la société liquide »

L'Arche de Noé sur le mont Ararat · Simon de Myle - DR
L'Arche de Noé sur le mont Ararat · Simon de Myle - DR
Connaissez-vous vraiment l’aventure de Noé ? Il serait temps : le niveau des eaux monte, de même que la température.

Fabrice Hadjadj et son épouse, Siffreine Michel, nous bousculent. Le couple se confie à Tribune Chrétienne à l’occasion de la création de leur nouveau spectacle. L’Espace Bernanos à Paris programme « Noé Commencer à la fin du monde » les 12 et 13 décembre.

TC : Fabrice, votre dernier livre Noé est un conte qui bien sûr nous plonge dans l’histoire de la Genèse. En quoi cette histoire est-elle selon vous d’une brûlante actualité ?

Fabrice Hadjadj : On pense bien sûr aux déluges qui nous guettent ou nous frappent déjà (je pense à Valence, en Espagne), au dérèglement climatique, à la crise d’extinction qui s’étend à de plus en plus d’espèces. Il y a aussi les déluges moraux, ce que l’on appelle la « société liquide », la gender fluidity ou le transhumanisme,cette liquéfaction généralisée qui prétend abolir les frontières entre homme et femme, humain et bête, vivant et machine… C’est toutefois moins l’actualité de nos jours que l’actualité de toujours qui m’intéresse dans ce chapitre de la Bible, ce qu’il nous dit de nous, en dehors de tout débat idéologique.

Pourquoi y a-t-il un seul Noé et une multitude de sourds ? Pourquoi ne veut-on pas l’entendre, alors que son nom veut dire « consolation » ? Pourquoi la consolation nous fait-elle autant peur ? D’ailleurs la question se pose : à quoi bon bâtir des arches, si c’est pour emporter avec elles la continuation de la mort et du drame, jusqu’à ce que la terre se refroidisse complètement ?

Au temps de Noé, ceux qui déclarent : Mangeons et buvons, car demain nous mourrons, sont très conscients de la disparition annoncée, et ils préfèrent s’étourdir, se noyer déjà – dans le vin mauvais des vagues plaisirs –, ne pas s’ouvrir à une consolation qui leur imposerait la responsabilité de continuer malgré tout, et d’accueillir la vie encore, comme un sacrifice… J’ai voulu ici proposer un divertissement qui ne soit pas une distraction, mais plutôt une conversion du regard et de l’oreille à travers une parole qui s’efforce de dire la merveille bigarrée de la vie, si tragique soit-elle.

Fabrice Hadjadj et son épouse, Siffreine Michel

TC : Noé est d’abord un conte philosophique et biblique. Comment s’emparer d’un tel texte et le projeter au théâtre ?

Siffreine Michel : C’est plus difficile que de monter une pièce. Les comédiens ne peuvent se raccrocher à l’unité d’un personnage. Mais c’est toujours le même défi : donner voix à un verbe, faire sentir par où une parole est nécessaire, l’écouter et l’adresser aux spectateurs d’un soir, faire apparaître le tableau que contiennent les mots.  Ces mots, on les trouvent sur la page comme les coquillages sur la plage, beaux mais vides : la langue du comédien doit réinventer l’organisme vivant qui les habite.

TC : Fabrice, dans votre bestiaire abondant, il y a grande cacophonie et chaque animal y va de son cri. Que voulez-vous nous dire de notre relation avec le monde animal ?

Fabrice Hadjadj : Rien n’est plus spirituel que notre relation aux bêtes. Sans même convoquer La Fontaine, notre langue est habitée par toute une ménagerie (je peux vous traiter de porc et nous pouvons devenir copains comme cochons). Le petit d’homme commence à vraiment saisir ce qu’il est en se confrontant à la sauvagerie comme à la fidélité du chien, en s’émerveillant de la diversité de la girafe, du ara bleu ou de l’oursin, en voyant son père faire pour lui le loup ou le cheval…

Que serait le poète sans les oiseaux ? Que serait le chasseur sans son chien ? Que serait le piéton de Paris sans le pigeon qui lui tend un miroir de colombe déchue ? Et pourquoi Dieu, se faisant homme, a-t-il eu besoin de se manifester à travers l’agneau, le lion, la poule ou l’âne ? Moi-même je dois beaucoup à un épagneul breton et à une chatte persane. Le premier acte d’Adam est de nommer les animaux que le Créateur fait défiler devant lui, les ayant modelés de la même terre…

Enfin, si nous nous nourrissons de la viande de ceux que nous avons élevés pour, c’est à la condition non seulement de les traiter dignement, mais aussi de prononcer sur eux le bénédicité, puis de reconnaître que leur mort doit nous rappeler la nôtre, et celle du Christ, qui nous rassemble aussi, en nous donnant son corps, autour d’une table. Dans la Bible, Abel sacrifie des bêtes de son troupeaux alors qu’il expose sa propre vie pour les protéger et ne mange pas de viande. Il leur confère d’abord une fonction religieuse. Il reconnaît dans leur offrande physique l’image de ce que doit être son propre sacrifice spirituel.    

TC : Le metteur en scène a-t-il toute liberté d’interprétation quand la matière première est un texte de son mari ou êtes-vous contrainte de beaucoup échanger avec l’écrivain ?

Siffreine Michel : L’écriture et la mise en scène sont deux activités très différentes et qui vont dans des directions opposées. L’écrivain va de la chair vers les mots, le metteur en scène, des mots vers la chair. Mon mari ne me donne guère de consignes, il m’ordonne plutôt de couper dans le texte à ma guise en répétant que ce qui tient sur la page n’est pas forcément ce qui tient sur la scène.

Il a toujours voulu que ses œuvres dramatiques puissent aussi être des plaisirs de lecture, alors que le jeu, c’est autre chose. Généralement, il me laisse faire, je l’interroge sur le sens de certaines phrases, puis je lui demande de venir voir les premiers filages, moins comme l’auteur que comme le premier spectateur. C’est alors seulement que je rectifie parfois le tir, en fonction de ses remarques, qui ont bien sûr beaucoup d’importance. La représentation est un enfant auquel chacun de nous a donné de son patrimoine génétique. 

TC : Vos pensées, traits d’esprit et autres sentences passent dans votre texte par la voix des rabbins. Cet enracinement rabbinique veut-il dire quelque chose à la France d’aujourd’hui ?

Fabrice Hadjadj : Cris de bêtes et commentaires de rabbins, voilà les deux extrêmes entre lesquels je voudrais tendre ma parole, les deux voix étranges qui débordent de part et d’autre toutes nos communications. Ai-je voulu dire par là quelque chose à la France d’aujourd’hui ? Le Verbe s’est fait juif pour devenir catholique. Ce paradoxe vaut pour toutes les nations. S’agissant de la France, c’est, disons-le de manière emblématique, Proust et Goscinny. Astérix le Gaulois et La Recherche du Temps perdu sont là, aussi indissociables de l’imaginaire français que la vache normande, le cheval de Camargue et le baudet du Poitou ne le sont de son terroir. Il est à craindre que ces deux manifestations extrêmes de la vie ne soient méprisées ensemble.

TC : Comment Siffreine votre mise en scène vient-elle enfoncer le clou de la brûlante actualité liée à notre monde riche de sa biodiversité au bord du gouffre ?

Siffreine Michel : Cela commence en effet avec des coups de marteau ! Comment être vraiment actuel, c’est-à-dire à temps et à contre-temps, comme dit saint Paul ? Par la sobriété de la mise en scène, en montrant que la parole, dès qu’elle est assumée, est plus riche que toutes nos richesses. Si nous nous consumons dans la consommation des marchandises, jusqu’à détruire l’environnement, c’est que nous ne savons plus parler, converser ensemble, nous raconter des histoires de détresse et de libération… Après sa traversée de la calamité, Noé plante une vigne. La fin de la pièce se joue autour d’un verre du vin, dans la simplicité d’être là, ensemble, embarqués sur le bateau de l’espérance.

L’Espace Bernanos à Paris programme « Noé , Commencer à la fin du monde » les 12 et 13 décembre. Courrez vite, c’est à la fois biblique et philosophique, un peu tragique et sacrément comique !

NOÉ Commencer à la fin du monde

12 et 13 décembre à 20h

4, rue du Havre – Paris 09

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