Si vous enlevez aux Africains leur façon d’exulter, vous tuez leur foi : confiée par un prêtre béninois, cette phrase exprime une conviction : la foi, en Afrique, s’incarne volontiers dans le chant, la danse, les applaudissements , la ferveur communautaire extravertie… Retrancher ces signes reviendrait selon ce prêtre à appauvrir la manière dont un peuple prie. Mais une autre conviction mérite d’être rappelée avec la même clarté : la liturgie sacrée n’est pas l’expression d’une culture qui s’impose aux autres, ni l’héritage d’un pouvoir politique passé. Elle est un don reçu de l’Église, un bien commun qui nous précède, quelle que soit l’origine du pays où l’on célèbre.
Réduire la liturgie à un marqueur culturel ,ou la rejeter en la soupçonnant de « colonialisme », fait perdre de vue l’essentiel : la messe est l’action du Christ et de son Église. Elle ne naît pas d’une majorité locale ni d’un moment historique ; elle se reçoit dans l’obéissance de la foi. Entrer dans ce don, c’est poser un acte de liberté intérieure : une soumission d’amour, humble et confiante, par laquelle le croyant consent à être façonné par la prière de l’Église.
Cette soumission n’est pas une abdication culturelle ; elle est la première charité envers Jésus-Christ présent et agissant dans ses sacrements.
Dans ce cadre, la distinction entre acculturation et inculturation devient décisive. L’acculturation survient quand la culture modèle le culte au point d’en altérer la logique, en remplaçant les prières, les gestes et le silence par des formes qui privilégient l’émotion immédiate. L’inculturation, elle, suppose de laisser l’Évangile assumer et élever ce que la culture porte de juste, pour l’insérer dans la structure reçue du rite romain. La question n’est pas : « Comment exprimer tout ce que nous aimons ? », mais : « Comment notre culture peut-elle servir ce que l’Église célèbre ? »
La messe n’est pas un folklore religieux. Elle ne relève ni du théâtre sacré, ni du besoin collectif de ritualiser les saisons ou d’évoquer des puissances invisibles.
À la différence de certaines formes d’animisme ou de vaudou, qui sollicitent des esprits, des forces naturelles ou l’intercession des ancêtres par des transes, des danses ou des sacrifices ambigus, la liturgie catholique n’est pas ordonnée à apaiser le monde invisible ni à capter un pouvoir. Ces pratiques, souvent marquées par la peur ou la recherche d’une influence occulte, enferment l’homme dans un rapport instable au sacré. La liturgie, au contraire, est un dialogue d’alliance entre Dieu et son peuple : elle n’essaie pas d’obtenir un effet, elle répond à l’initiative de Dieu. Dans la messe, c’est Dieu qui agit, c’est Dieu qui donne, et l’Église qui reçoit. Ce dialogue ,Parole proclamée, silence accueilli, gestes précis, chant ajusté ,prolonge sacramentellement l’offrande du Christ sur la croix rendue présente sur l’autel.
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Perçue comme un folklore, la liturgie se vide et devient simple moment communautaire ; reçue comme l’acte de Dieu grace au prêtre in persona Christi , elle transforme, sauve et sanctifie.
Le cardinal Robert Sarah le rappelle avec constance : la liturgie n’est pas un laboratoire pastoral ni un théâtre identitaire. Elle demande le silence intérieur, l’adoration, la sobriété qui laisse Dieu parler. Le vrai risque est de demeurer dans l’émotion des sens, avec des chants ou des danses qui ne disposent pas l’âme à l’adoration : on confond alors la joie de rencontrer le Seigneur avec le simple plaisir d’un enthousiasme passager.
La joie chrétienne n’est pas l’excitation ; c’est la paix qui naît de la présence de Dieu.
La musique sacrée illustre cet équilibre. L’Église latine a reconnu à l’orgue une place privilégiée, non pour des raisons esthétiques ou « occidentales », mais parce que son timbre soutient le chant, respecte le silence et sert la prière commune. Cela n’exclut ni les langues locales ni certains instruments traditionnels, lorsque leur usage favorise réellement la participation priée et s’inscrit avec mesure dans le rite. Le critère est simple : ce que l’on introduit élève-t-il le cœur, éclaire-t-il la Parole, conduit-il à l’adoration, ou bien détourne-t-il vers la performance et le bruit ?Concrètement, la juste mesure peut accueillir processions, réponses chantées en langue locale, un pas cadencé à l’offertoire, pourvu que tout demeure orienté vers l’autel et ponctué de véritables temps de silence. L’animateur, la chorale, l’organiste et le célébrant ont une responsabilité commune :
éviter la surenchère, choisir des textes enracinés dans l’Écriture et la tradition, ménager des pauses où l’assemblée écoute et adore. La sobriété n’est pas froideur ; la ferveur n’est pas tapage.
Ainsi compris, l’enracinement culturel ne s’oppose pas à la fidélité liturgique. Il devient service. L’exultation africaine trouve sa plénitude lorsqu’elle se fait offrande ; la liturgie garde son visage lorsque nous l’accueillons comme un don, sans la plier à nos préférences ni la soupçonner d’être étrangère. La « soumission d’amour » à la liturgie n’éteint pas la joie d’un peuple : elle l’ordonne, la purifie, la fait durer. C’est là un premier témoignage de foi en Jésus-Christ, plus fort que les slogans et plus fertile que l’émotion d’un instant.