Par le père Edouard Divry,dominicain de la province de Toulouse et professeur de théologie morale
Deuxième Partie
Une force dé-constructrice satisfaisante s’est cependant développée à partir de la prise de conscience des communautés ecclésiales protestantes par suite de l’immense responsabilité allemande dans l’Holocaust, mieux appelé la Shoah (catastrophe) dans la littérature française, à partir d’une terre peuplée par une majorité de Luthériens ou évangéliques allemands.
Ces derniers, par leur vote massif, ont procuré aux nazis une majorité aux élections du 12 novembre 1933 alors que les catholiques minoritaires en Allemagne ont voté de 70 à 90% contre. C’est le théologien luthérien Paul Tillich, émigré aux USA juste avant la deuxième guerre mondiale, qui a voulu approfondir le sens d’une responsabilité individuelle et collective dans l’Holocaust et distingue cinq sens différents débouchant sur une seule espérance commune :
« Comment comprendre la culpabilité individuelle et collective ? La culpabilité peut signifier que quelqu’un est la cause directe et immédiate d’un acte qui le rend coupable. Je sais que seuls quelques groupes au sein de la nation allemande sont coupables en ce sens. Résister au concept de faute collective se comprend si “faute” s’applique à la cause immédiate de ce qui s’est produit. Si on la comprend ainsi, on ne saurait l’imputer à l’ensemble de la nation allemande ; elle concerne un nombre limité de groupes et d’individus[1].
En un deuxième sens, la culpabilité désigne un exercice insuffisant de la responsabilité. Tout allemand est coupable en ce sens, y compris ceux qui ont été victimes et ceux qui ont émigré. Je n’ai jamais manqué d’expliquer à mes amis en Amérique que je me sentais complice, au niveau de la responsabilité, de ce qui est arrivé. Pourquoi ? Parce que durant les années qui ont préparé la domination des auteurs de ces crimes, nous n’avons pas été assez forts pour les empêcher.
Nous n’avons pas été assez disposés à nous sacrifier, même si nous avons protesté et sommes devenus à cause de cela émigrants ou victimes. Dès le milieu des années 1920, nous avions pressenti ce qui allait arriver. J’ai souvent raconté à mes amis que, comme dans une vision, j’ai vu les villes allemandes détruites, exactement comme aujourd’hui, vingt-cinq ans après, je vois Berlin en ruines. Le sentiment de ce qui allait se produire a grandi au fur et à mesure que les puissances qui ont conduit à la destruction devenaient irrésistibles. Mais que veut dire en histoire le mot “irrésistible” ? Il signifie que nous ne sommes pas assez forts pour résister à ce qui va venir, bien que nous sentions que cela vient. La culpabilité, en ce deuxième sens du mot, touche tous les Allemands avant 1933, quoi qu’il leur soit arrivé ensuite.
En un troisième sens, la culpabilité est le refoulement de ce que l’on sait. Elle pose un problème psychologique profond parce qu’elle implique une opération qui n’est pas consciente, mais qui n’est pas, non plus, tout à fait inconsciente ; elle se situe entre le conscient et l’inconscient. On savait ce qui se passait, et pourtant on ne le savait pas. Je crois celui qui me dit qu’il ne savait pas et, pourtant, je ne le crois pas. Car je suis convaincu qu’il en savait assez pour refouler ce qu’il savait quand il ne voulait pas le savoir. Cette culpabilité entraîne de gros problèmes psychologiques et éthiques.
Si quelqu’un dit : “Je ne veux pas le savoir, je m’en lave les mains”, ce serait simplement une faute ; beaucoup sont dans ce cas, mais ils ne sont pas intéressants. Sont intéressants ceux, également nombreux, qui voulaient savoir, mais ont été incapables d’accepter le savoir qui s’imposait à eux. Cette troisième sorte de culpabilité est apparue seulement après 1933 et elle ne concerne que ceux qui étaient en Allemagne. Nous ne les jugeons pas, car tous nous refoulons des choses que nous ne pouvons pas supporter de savoir. Qui est en état, même s’il est peu sensible, de se regarder dans la glace ? Chacun se détourne de sa propre image. Ce mécanisme psychologique joue pour soi et pour les autres.
J’en arrive à une quatrième conception de la culpabilité, celle de l’oubli, proche de la troisième, car elle répond au même mécanisme psychologique, mais en le tournant vers le futur. On ne veut pas savoir, c’est-à-dire on ne veut pas se souvenir, on veut oublier. Cette sorte de culpabilité, devenue puissante depuis 1945, peut conduire à un désastre. Oublier ne veut pas dire ici, en un sens superficiel, qu’on oublie vraiment ou qu’on n’y pense plus dans la vie quotidienne. Qui dans la vie quotidienne pense à une faute passée ? Oublier signifie ne pas laisser ce qui est arrivé influencer le futur, l’effacer comme facteur d’avenir. C’est ce qui fait de l’oubli une faute. Max Scheler a écrit un texte, l’un de ses plus beaux, sur le repentir[1]. Il y montre bien que se repentir ne consiste pas à sentir affectivement de la douleur à propos du passé, mais plutôt à expulser quelque chose de faux hors du foyer de la vie intérieure. Dans quelle mesure, peut-on l’expulser et dans quelle mesure l’a-t-on effectivement fait?
Il est décisif que les éléments qui ont conduit au délire antisémite soient chassés de l’âme; qu’ils ne soient pas oubliés, ni refoulés, ni cachés, mais reconnus et rejetés, sous la douleur de la repentance. Ces deux dernières formes de culpabilité sont en partie inconscientes. Elles sont donc tragiques, mais elles relèvent pourtant de la culpabilité, car on peut les connaître. En dernier lieu, je mentionne une cinquième sorte de culpabilité qui est tout à fait consciente, à savoir le raisonnement calculateur qui dit : “Nous avons mal agi, mais nous avons aussi souffert en conséquence.
Des gens ont souffert à cause de nous et maintenant nous souffrons à cause d’eux, nous sommes à égalité.” J’ai ici une remarque théologique. Il existe deux formes de justice. La première est la justice de proportion qui raisonne ainsi : “J’ai fait ceci et cela ; en conséquence je mérite ceci et cela. J’ai reçu ce que je mérite pour ce que j’ai fait.” A un certain niveau, cette pensée de la proportion est inévitable, que ce soit dans la vie quotidienne ou dans la gestion du droit. Nous pesons tous nos mérites et ceux des autres. Un juriste le fait systématiquement et cherche à trouver la juste proportion entre faute et punition. Aucune justice n’est possible sans cet élément de proportion dont Aristote dit qu’il appartient à la “nature de la justice”.
Dans l’Ancien et le Nouveau Testament, on trouve une autre définition du concept de justice qui ne nie pas la proportionnalité, mais la transcende. On y reconnaît la violation de la justice et les conséquences qu’elle entraîne, mais là n’est pas le dernier mot. La justice a pour but de réunir ceux que l’injustice a séparés : que ce soit Dieu et l’homme, un homme et un autre homme, un groupe et un autre groupe. La justification de l’injuste, voilà ce que vise cette conception de la justice.
Une telle justice et la réunion qu’elle opère ne peuvent se réaliser que si la violation de la justice est reconnue, qu’elle n’est ni oubliée ni considérée comme réglée par l’équilibre de la faute et de la punition. La justice qui réunit suppose la reconnaissance de l’injustice et l’expulsion de ses causes. L’affirmation “nous avons autant souffert ; donc tout est en ordre” contredit le principe de la vie qu’exprime la notion biblique de justice. La vraie question est : la réunion est-elle possible et qu’est-ce qui est nécessaire pour qu’elle devienne une réalité[1] ? »
La grande question s’avère donc être cette tension vers la réunion finale entre agresseurs punis et agressés qui acquittent ; ou son refus ? On peut éluder cet appel à l’unité. On peut aussi, de manière réaliste, différer le temps de la réunion comme étant encore psychologiquement impossible. Il serait cependant dangereux pour l’avenir d’évacuer toute possibilité de réunion, en créant une situation irréversible, car l’unité du genre humain et l’unique dessein d’amour de Dieu pour les hommes exigent que les consciences restent mesurées par ce projet d’unité.
À l’heure qu’il est, il n’existe pas de réponse à donner à ce qui s’est passé, innommable, le 7 octobre 2023 à la frontière de Gaza. Les habitants de Gaza vont-ils dans le drame de leurs habitations détruites à plus de 50% faire cette anamnèse pour comprendre comme le fit Tillich après la destruction d’une part de Berlin et de villes allemandes du mal commis collectivement contre le peuple d’Israël ? Le malheur est permis par Dieu en vue d’un bien qu’on ignore encore, ce que croit le juif croyant ou le chrétien.
Fr. Édouard Divry O. P.
[1] Cf. P. Tillich, Christianisme et judaïsme, préface Mgr Jean-Marc Aveline, Genève, Labor et Fides, 2017, p. 90-92.
[1] Max Scheler (1874-1928) traite du repentir dans un essai Repentir et renaissance, publié en traduction française dans Le sens de la souffrance suivi de deux autres essais (Paris, Aubier, 1951).
[1] Il à noter : Hitler, SS, Wehrmacht (la shoah par balle), Nazis.