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Léonie, la vie discrète et blessée de la sœur de Sainte Thérèse de Lisieux

Léonie, née à Alençon le 3 juin 1863 et décédée à Caen le 17 juin 1941, a laissé peu d’écrits : des lettres familiales et quelques notes de retraite. C’est un matériel assez mince pour un biographe. Heureusement, les archives en ligne du Carmel de Lisieux fournissent une mine d’informations sur elle et sa famille, notamment près de trois cent cinquante lettres échangées avec ses sœurs, ainsi que leurs réponses.

Retracer sa vie demeure un défi. Non pas parce qu’elle manque d’intérêt intrinsèque, mais parce que Léonie a toujours préféré rester dans l’ombre, se comparant à une “humble violette”, selon ses propres mots, privilégiant la discrétion à la mise en avant.

Au milieu de la fratrie Martin, entre Pauline et Marie, Thérèse et Céline. Leurs parents, Louis et Zélie, canonisés à Rome le 18 octobre 2015 par le pape François, n’ont jamais cherché la reconnaissance ni les premières places. Ils ont montré à leurs enfants la voie de l’Évangile à travers une prière fervente et un amour des plus démunis. Leur désir était de servir Dieu jusqu’au bout, dans la joie comme dans l’épreuve.

Néanmoins, Léonie a causé des soucis à ses parents. “Que faire de toi ?” auraient-ils pu se demander avec une pointe d’inquiétude, une question que bien des parents se posent encore aujourd’hui. Ils ont beaucoup prié pour qu’elle trouve sa place dans le monde et dans l’Église.

La grâce divine a joué son rôle, ouvrant un chemin de sainteté malgré ses blessures : hypersensibilité, problèmes de santé, eczéma, difficultés scolaires, instabilité émotionnelle, mélancolie, tristesse. Malgré tout, elle a gardé une foi inébranlable en l’amour de Dieu et a choisi de devenir religieuse. Bien peu auraient misé sur elle, et pourtant, elle pourrait un jour être reconnue comme sainte par l’Église.

Léonie Martin a souffert de problèmes de santé dès sa naissance, et cette fragilité a perduré jusqu’à son décès au monastère des Visitandines à Caen. Moins douée que ses quatre sœurs, devenues carmélites à Lisieux, elle était perçue comme un vilain petit canard qui préoccupait grandement ses parents, Louis et Zélie. Son renvoi de l’école en raison de son comportement indiscipliné en est un exemple.

La domestique Louise s’était donné pour mission de dompter son caractère, la maltraitant secrètement pendant plusieurs années, ce qui l’a profondément blessée. Elle accumulait les maladresses et les échecs, y compris trois tentatives ratées pour entrer dans la vie religieuse.

Au sein de la famille, elle était surnommée “la pauvre Léonie”. Avec le temps et la prière, surtout celle de sa mère et de sa tante visitandine, sœur Marie-Dosithée, elle est devenue “la bonne Léonie”. Courageuse et déterminée, elle possédait une volonté inébranlable et un cœur généreux qui la rendaient attachante et dévouée. Sa force résidait dans sa faiblesse, transformée en sainteté par le Christ.

Elle avait une confiance invincible en la miséricorde divine, qui l’a progressivement guérie de ses blessures pour permettre à l’Esprit Saint de la conduire selon Sa volonté.

Léonie a rejoint la Visitation de Caen en 1899, à l’âge de trente-six ans, prenant le nom de sœur Françoise-Thérèse. Elle trouva dans la doctrine de saint François de Sales, fondateur de la Visitation avec Jeanne de Chantal, une spiritualité enracinée dans la réalité quotidienne, partagée également par sa sœur Thérèse, où l’amour était le fruit délicieux de l’abandon.

Elle a dû surmonter de nombreuses difficultés et verser de nombreuses larmes pour s’accepter telle qu’elle était, avec ses imperfections. Convaincue que ses fragilités et ses limites n’étaient pas incompatibles avec la sainteté, elle a été grandement aidée par ses sœurs par leurs conseils et leurs lettres : ne pas se laisser abattre, avoir confiance, vivre dans l’humilité, accueillir tout comme une grâce, ne regarder que Jésus.

En se confiant entièrement à Jésus, elle est devenue une “vraie religieuse”, ce qui, pour elle, signifiait être une religieuse sainte. Sa gentillesse et son humilité ont charmé les sœurs visitandines ainsi que les visiteurs qui ont eu la chance de la rencontrer.

Un chemin d’humilité

Thérèse avait promis de s’occuper de sa sœur après son entrée dans la Vie le 30 septembre 1897. Elle a tenu sa promesse de manière étonnante. Le 21 novembre 1898, Léonie écrivait à ses trois sœurs du Carmel de Lisieux : “Je suis remplie de bonne volonté et de confiance sans bornes en Jésus, qui ne cesse de me combler de tant de grâces. Avec cela, je le sens, je peux m’envoler à tire-d’ailes”.

Elle relisait constamment “l’Histoire d’une âme” de Thérèse et se nourrissait de tout ce qui se disait sur sa sœur, intégrant mieux que quiconque sa petite voie de confiance et d’amour qui l’aiderait à se dépasser par amour pour le Christ. Avec beaucoup d’humilité et de simplicité, elle témoignait au procès de béatification de celle qui deviendrait “la plus grande sainte des temps modernes”.

Un jour, un prêtre demanda à une religieuse de la porterie du couvent des Visitandines à Caen un entretien avec Léonie Martin, devenue sœur Françoise-Thérèse. “Je vais en parler à notre Mère”, répondit-elle, “mais je doute que cela soit possible.” L’ecclésiastique exprima son regret. La religieuse lui dit en s’éclipsant : “Franchement ! Vous n’y perdrez rien.” L’attente se prolongea. L’abbé sortit déçu, un peu scandalisé. Croisant son ami, M. Esnault, l’aumônier des Visitandines, il lui fit part de sa surprise devant l’attitude de cette religieuse. L’autre éclata de rire : “Mon cher ami, elle vous a bien trompé ! C’est à Léonie elle-même que vous avez affaire !”

Un autre jour, un cardinal s’exclama : “Vous êtes donc la sœur de Thérèse ?”, et Léonie répondit humblement : “Oui, Éminence, mais cela ne fait de moi aucune sainte.” Elle parlait toujours de sa célèbre sœur sans chercher à se mettre en avant, répondant avec humour : “Noblesse oblige, je suis issue d’une famille de saints, je ne peux pas me permettre de faire tache.”

Pour Léonie, être sainte signifiait tout centrer sur Jésus, le consoler en renonçant à soi-même, le glorifier en aimant sa faiblesse, lui faire plaisir dans les petites choses du quotidien, comme être fidèle au premier son de cloche, ne pas parler trop fort quand ce n’était pas le moment, garder un certain équilibre émotionnel, s’efforcer de sourire, au moins intérieurement, sans se décourager de ses fautes. Elle était comme un petit enfant qui se jetait avec confiance et beaucoup d’amour dans les bras de son “tendre Père des Cieux”, écrivait-elle. “C’est ainsi que ma Thérèse agissait, je compte sur elle, à juste titre, pour m’aider et me guider vers le Ciel.”

Elle marchait en toute confiance avec sa petite sœur, devenue sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus en 1925. Comme elle, Léonie savait qu’elle était aimée de Dieu, même si elle ne ressentait pas toujours cet amour, surtout dans sa vie de prière. Elle se livrait à Son action transformative avec toute sa vulnérabilité. Après une retraite spirituelle en novembre 1927, elle écrivait :

“Plus je serai petite et effacée, moins je serai attachée à ma manière de voir et d’entendre les choses ; plus je serai heureuse parce que, très unie au bon Dieu, la vertu me sera plus facile en m’attachant, comme ma Thérèse, à l’oubli.

En contemplant la vie de Léonie Martin, tout comme celle de sa sœur Thérèse, nous ne désespérons pas de nos échecs et de nos imperfections, car nous savons que nous sommes toujours aimés de notre Père. Il nous arrive de craindre l’inconnu, de douter face à des situations stressantes, de nous replier sur nous-mêmes. Dans ces moments-là, il suffit de faire un acte de foi et de nous abandonner à Dieu en accomplissant notre travail du mieux que nous le pouvons, par les moyens ordinaires de la confiance, de l’espérance et de la simplicité.

Une humble visitandine pour l’éternité

Tout au long de sa vie religieuse, Léonie n’a jamais été chargée de responsabilités officielles, mais elle a toujours été une “aide à”. Aide à l’économat en 1905, aide à l’infirmerie en 1913, de nouveau aide réfectorière en 1915. Elle écrivait à sa sœur Pauline, avec un brin d’humour :

“Je suis toujours dans mon humble poste de réfectorière. Étant donné mon incapacité, je dois me sentir très honorée qu’on me confie quoi que ce soit dans la maison du bon Dieu, où tout est grand. Quand je me surprends à désirer autre chose, ou que je suis prise d’ennui et de dégoût, je me rappelle rapidement la volonté de mon Dieu, car en réalité, c’est seulement Sa volonté que je veux et que j’aime.”

Les sœurs de la Visitation de Caen ont dressé un portrait attachant et perspicace de Léonie, que nous retrouvons dans les archives de la Visitation de Caen. Le père franciscain Stéphane-Joseph Piat, biographe de sa famille, en relate les grandes lignes dans son ouvrage de 1966, “Léonie, une sœur de sainte Thérèse à la Visitation”. Voici quelques extraits significatifs :

“Les Supérieures disaient d’elle : ‘Elle n’est pas très intelligente, mais elle a le bon sens normand.’ Déficiente en orthographe et en calcul, elle ne brillait pas non plus dans les débats d’idées. Elle avait du mal avec le latin. Son jugement était juste, mais plutôt lent, et parfois un peu borné.

Elle aspirait à la perfection dans toutes choses, vouant un culte à l’ordre poussé jusqu’à la superstition, et s’appliquait méticuleusement à tout ranger : ce qui occasionnait des retards, de l’agacement pour son entourage, et des conflits mineurs se terminant toujours par des excuses sincères : ‘Vous avez raison de me reprendre ; je suis insupportable, et en plus, incorrigible’ […]

Son caractère, ouvert et franc, se fortifiait de jour en jour. Sa sensibilité demeurait vive, parfois un peu démonstrative, mais sans affectation ni exagération. Léonie était étrangère au genre de la ‘bonne sœur’, tout comme à celui de la ‘grande dame’, alors très en vogue dans les couvents. Si elle avait souvent les yeux humides, cela ne durait jamais longtemps.

Sa mémoire, habituée aux performances les plus élevées – elle retenait aisément les quelques deux cents pages des Constitutions et du Directoire – lui permettait de se souvenir de tout le répertoire de M. Martin, en matière de chants, de poésies et d’anecdotes. Elle égayait ainsi les conversations et les fêtes de la Communauté avec beaucoup d’à-propos, utilisant agréablement sa voix faible mais vibrante, au timbre harmonieux […]

On la taquinait souvent. Elle y participait volontiers, riant la première de ses maladresses au travail ou de ses erreurs à l’office […]

Elle était naturelle en toute chose, sans affectation, et si bonne que ses petites manies lui étaient pardonnées. Son plus grand plaisir était de rendre service sans distinction. Elle semblait ne pas s’y forcer, mais plutôt s’étonner que son aide soit acceptée.

C’était comme si, sous l’influence de Thérèse et de sa spiritualité d’enfance, elle transformait peu à peu en humilité paisible le sentiment d’infériorité qui l’avait toujours habité et qui aurait pu la paralyser. Dieu avait jeté sur elle comme un voile d’ombre, cachant ainsi ses solides qualités et ses vertus pures. ‘Je n’ai rien’, disait-elle, ‘je suis une pauvre loque.'”

Vers la Lumière de son Seigneur

Depuis janvier 1941, Léonie Martin réside à l’infirmerie du monastère de Caen. Une fenêtre de sa chambre donne sur la chapelle, où elle peut se tourner vers Dieu pendant la nuit. Elle souffre en silence, comme elle l’a fait la plupart de sa vie. Incapable de prier, elle aime simplement Jésus, comme le faisait Thérèse.

Ses dernières lettres sont remarquables par leur sincérité et leur transparence. Elle exprime une confiance totale et une gratitude profonde, accompagnées d’une pointe d’humour et d’autodérision qui apaisent les tensions. Elle est prête à rencontrer son Créateur dans la paix.

Le 29 mai, une bronchite aggrave son état de santé. Sa supérieure reste à son chevet. On commence à organiser ses funérailles, dans cette période perturbée par la Seconde Guerre mondiale. Le 3 juin, elle fête ses soixante-dix-huit ans. À cette occasion, elle reçoit une bénédiction spéciale de Pie XII, un honneur rare pour elle, souvent oubliée dans son diocèse, contrairement à ses sœurs carmélites. “Mon cœur est rempli de joie et de reconnaissance”, écrit-elle à ses sœurs du carmel de Lisieux, Pauline et Céline.

Le jeudi 12 juin au matin, l’infirmière la trouve inconsciente au pied de son lit. Elle est paralysée du côté droit et a perdu l’usage de la parole. Elle reçoit les derniers sacrements. Elle reste cinq jours dans un état de semi-conscience, tenant dans ses mains le chapelet de sa sœur aînée Marie, décédée au Carmel de Lisieux le 19 juillet 1940, et embrassant le crucifix de Thérèse. Devant elle se trouve une statue de la Vierge du Sourire, accompagnée des vers de sa petite sœur :

“Toi qui vins me sourire au matin de ma vie

Viens me sourire encore, Mère, voici le soir.”

Le lundi 16 juin, jour anniversaire de la grande apparition du Sacré-Cœur à sainte Marguerite-Marie Alacoque, visitandine de Paray-le-Monial qui l’avait guérie dans son enfance, son état se détériore. On devine sur ses lèvres le mot : “Maman !” Elle semble se ranimer légèrement quand, à voix basse, on lui récite l’Acte d’Offrande à l’amour miséricordieux de sa chère Thérèse.

Le 17 juin 1941, peu après minuit, elle fixe avec tendresse sa supérieure qui veille sur elle. Elle lui sourit et expire doucement en fermant les yeux. Elle passe de l’ombre à la lumière. Il est 1 h 30 du matin. Conformément à son souhait, la communauté entonne le Magnificat, au lieu du De Profundis habituel.

La nouvelle de son décès est diffusée par la radio dans le monde entier. Des messages de sympathie affluent de partout. Pie XII célèbre personnellement la messe à son intention. Sa supérieure écrit au cardinal Suhard, archevêque de Paris, qui l’avait rencontrée à plusieurs reprises et l’appréciait beaucoup. Il répond :

“Je suis de tout cœur auprès du cher monastère de Caen, au moment où il pleure la disparition de celle qui fut en son sein une fleur d’édification et de sainteté, tout comme sa sainte petite sœur. Sœur Françoise-Thérèse fut au milieu de vous l’humble violette qui embaumait le monastère de sa sainteté […] De telles âmes attirent sur la maison qu’elles habitent, mais aussi sur le monde entier, les bénédictions du Ciel.”

Qui aurait pu anticiper une telle mission et une telle influence de Léonie auprès des familles, surtout à partir des années 1970 ? À mon avis, elle a été celle qui a le mieux compris et mis en pratique la petite voie d’enfance spirituelle de Thérèse, précisément à cause de sa petitesse, de son amour, de ses blessures et de ses fragilités. Les couples et les parents ne s’y sont pas trompés ; ils voient en elle un modèle de persévérance que le Christ a rendu merveilleux. Nombreux sont ceux qui prient près de sa tombe, dans la chapelle de la Visitation à Caen. Sa vie difficile peut inspirer les jeunes d’aujourd’hui qui doutent d’eux-mêmes et peinent à trouver un sens à leur existence.

Léonie est proclamée servante de Dieu en janvier 2015 par Mgr Jean-Claude Boulanger, évêque de Bayeux-Lisieux. Sa cause de béatification et de canonisation est officiellement ouverte à Caen le 25 avril 2015.La Congrégation pour la cause des saints a reconnu la validité du procès diocésain en 2021. En 2024 nous attendons que Léonie soit déclarée Vénérable.

Pour paraphraser le pape François dans son encyclique “Fratelli tutti”, Léonie Martin est une “sainte de la porte d’à côté” qui a beaucoup à nous apprendre. À travers elle, nous pouvons redécouvrir le sens de la vraie sainteté, accessible à tous, quel que soit notre état de vie ou nos circonstances.

Elle est désormais une petite étoile dans la nuit de notre monde, où tant de gens cherchent encore leur chemin. Elle peut être pour eux une lumière discrète mais réelle, un signe d’espérance dans les ténèbres. Comme elle l’a fait de son vivant, elle nous invite à avancer humblement, avec confiance et amour, sur le chemin qui mène à Dieu.

Faisons nôtre cette prière de Léonie : “Ô mon Jésus, je veux me renoncer en toutes choses, ne m’occuper que de Vous, être rien, ne rien chercher, ne rien attendre, sinon de Vous.”

Biographie par Jacques Gauthier – Extrait de “Léonie Martin. Qu’est-ce qu’on va faire de toi?” (Coll. Nés pour le Ciel), Paris, Éd. Première Partie, 2023.

https://www.jacquesgauthier.com/livres/therese-de-lisieux.html?view=article&id=441&catid=51

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