Dans la revue thomiste, le frère Emmanuel Perrier*, dominicain du couvent Saint-Thomas-d’Aquin de Toulouse, émet une vive critique sur la bénédiction accordée aux couples homosexuels: « Nous ne pouvons qu’être alarmés du trouble dans le peuple chrétien … ».
Nous vous proposons le premier d’une série de textes consacrés à Fiducia Supplicans:
« Fils de l’Église fondée sur les apôtres, nous ne pouvons qu’être alarmés du trouble dans le peuple chrétien suscité par un texte venant de l’entourage du Saint-Père[1]. Il est insupportable de voir des fidèles du Christ perdre confiance dans la parole du pasteur universel, de voir des prêtres déchirés entre leur attachement filial et les conséquences pratiques auxquelles ce texte leur imposera de faire face, de voir des évêques se diviser. Ce phénomène de grande ampleur auquel nous assistons indique une réaction du sensus fidei.
On appelle « sens de la foi (sensus fidei) » l’attachement du peuple chrétien aux vérités touchant la foi et les mœurs[2]. Cet attachement commun, « universel » et « indéfectible », vient de ce que chaque croyant est mû par l’unique Esprit de Dieu à embrasser les mêmes vérités. C’est pourquoi, lorsque des affirmations touchant à la foi et aux mœurs viennent heurter le sensus fidei se produit à leur égard un mouvement instinctif de défiance qui se manifeste collectivement. Il est cependant nécessaire d’en sonder la légitimité et les motifs. Nous nous en tenons ici aux six raisons qui nous semblent les plus saillantes.
1. Il n’est de bénédiction qu’ordonnée au salut
En effet, « bénir est une action divine qui donne la vie et dont le Père est la source. Sa bénédiction est à la fois parole et don » (CEC 1078). Cette origine divine indique aussi sa fin, exprimée par saint Paul avec force : Béni soit le Dieu et Père de notre Seigneur Jésus-Christ qui nous a bénis de toutes sortes de bénédictions spirituelles aux cieux, dans le Christ. C’est ainsi qu’il nous a élus en Lui, dès avant la fondation du monde, pour être saints et immaculés en sa présence, dans l’amour (Ep 1, 3).
En rappelant l’origine et de la fin de toute bénédiction, il apparaît alors clairement quelle est la grâce que l’on demande lorsqu’on bénit : elle doit apporter la vie divine pour être « saints et immaculés dans sa présence ». Il n’y a donc de bénédiction qu’en vue de la sanctification et de la libération du péché, servant ainsi à la louange de Celui qui a fait toutes choses (Ep 1, 12).
Déroger à cet ordre divin de la bénédiction pour le salut est impossible à l’Église. Tout propos de bénir sans que cette bénédiction soit explicitement ordonnée à être « saints et immaculés », même pour des motifs par ailleurs louables, heurte donc immédiatement le sensus fidei.
2. L’Église ne sait pas bénir autrement que dans une liturgie
Chacun est appelé à bénir Dieu et à l’appeler pour obtenir ses bénédictions. L’Église fait de même et intercède pour ses enfants. Mais entre un croyant individuel et l’Église, le sujet qui agit n’est pas de même nature, et cette différence a des conséquences importantes lorsqu’on envisage l’action de bénir. En leur racine, les bénédictions ecclésiales — et nous entendons par là les bénédictions de l’Église elle-même — émanent de la mystérieuse et indéfectible unité qui la constitue dans son être[3]. De cette unité qui la lie à son Époux Jésus-Christ, il résulte que les demandes qu’elle présente sont toujours agréables à Dieu, elles sont comme les demandes du Christ lui-même à son Père. C’est pourquoi, depuis l’origine, l’Église ne cesse de bénir avec l’assurance d’obtenir de nombreux effets spirituels de sanctification et de libération du péché[4]. Bénir est ainsi une activité vitale de l’Église. On pourrait parler de l’activité vitale de son cœur : il est fait pour assurer la circulation des bénédictions, de Dieu vers l’homme et de l’homme vers Dieu (cf. Ep 1, 3, précité), selon une systole diffusant les bienfaits divins répondant à une diastole recueillant les supplications humaines. Il en résulte que les bénédictions ecclésiales sont de soi une œuvre sacrée. On peut même dire qu’elles forment l’essence de la liturgie chrétienne, comme en témoignent les sources historiques[5]. Pour l’Église, bénir en suivant quelque forme liturgique n’est pas une option, elle ne sait pas faire autrement en raison de ce qu’elle est, en raison de l’activité vitale du cœur ecclésial. Ce qui relève de son pouvoir en revanche, est de fixer les modalités et les conditions des bénédictions, leur rituel, comme il en va pour les sacrements[6].
Une bénédiction n’est donc pas liturgique parce qu’un rite a été institué, comme si “liturgie” signifiait “officiel”, ou “obligatoire”, ou “institutionnel”, ou “public”, ou “degré de solennité” ; ou bien comme si “liturgie” était une étiquette apposée de l’extérieur sur une activité ecclésiale. Une bénédiction est liturgique dès lors qu’elle est ecclésiale, parce qu’elle engage le mystère de l’Église dans son être et son agir. C’est dans ce cadre qu’intervient le prêtre[7]. Lorsque des fidèles s’avancent vers un prêtre pour demander la bénédiction de l’Église, et que ce prêtre les bénit au nom de l’Église, il agit dans la personne de l’Église. C’est pourquoi cette bénédiction ne peut être que liturgique parce que c’est l’intercession de l’Église qui apporte ce soutien et non l’intercession d’un fidèle individuel.
Il n’est dès lors pas étonnant que le sensus fidei soit troublé lorsqu’il est enseigné qu’un prêtre, requis comme ministre du Christ, pourrait bénir sans que cette bénédiction soit une action sacrée de l’Église, simplement parce qu’aucun rituel n’a été établi. Cela revient à dire soit que l’Église n’agit pas toujours comme l’Épouse du Christ, soit qu’elle n’assume pas d’agir toujours comme l’Épouse du Christ.
3. Toute bénédiction a un objet moral
Une bénédiction s’applique à des personnes ou des choses, auxquelles Dieu départit gratuitement un bienfait. Le don qui est accordé par une bénédiction répond donc à trois ensembles de conditions. — Du côté de Dieu, le don est l’effet de la libéralité divine, il a toujours sa source dans la miséricorde divine en vue du salut. C’est pourquoi Dieu bénit selon ce qu’Il a disposé être la voie du salut, Jésus-Christ le Verbe incarné, mort et ressuscité pour nous racheter, mais aussi selon ce qui est utile au salut.
Il en résulte d’une part que le don ne peut être contraire à l’ordre créé, notamment à la différence primordiale entre le bien et le mal, entre la lumière et les ténèbres (cf. 1Jn 1, 5), entre la perfection et la privation de perfection (cf. Mt 5, 48). Le don divin ne peut non plus être contraire à l’ordre de la grâce, notamment en ce qu’elle rend juste devant Dieu (cf. Rm 5, 1s.).
D’autre part, Dieu donne selon ce qu’Il juge opportun de donner à chacun le moment venu. Dieu voit plus loin que nous et veut donner plus que ce que nous attendons. C’est pourquoi, notamment, Il permet des tribulations, des épreuves et des souffrances (cf. 1P 1, 3s. ; 4, 1s.) pour émonder ce qui est mort et faire porter plus de fruits à ce qui est vivant (Jn 15, 2). — Du côté du bénéficiaire, le don accordé par une bénédiction ne présuppose pas d’être déjà parfait, ce qui rendrait le don inutile, mais il présuppose d’avoir la foi et l’humilité de reconnaître son imperfection face à Dieu. De plus, afin que le don puisse produire son effet, le cœur doit être disposé à la conversion et au repentir.
Les bénédictions ne sont pas pour stagner moralement mais pour progresser vers la vie éternelle et se détourner du péché. — Enfin, du côté du bienfait lui-même, il existe un ordre : les bienfaits temporels sont en vue des biens spirituels ; les vertus naturelles sont soutenues et ordonnées par les vertus théologales ; les biens pour soi sont en vue de l’amour de Dieu et du prochain ; les délivrances des maux corporels sont en vue des libertés spirituelles ; les forces pour surmonter les peines sont en vue des forces pour repousser les fautes.
Tout ceci montre que les bénédictions ont toujours un objet moral, au sens où la morale est la manière humaine d’agir pour le bien et de se détourner du mal : Dieu donne ses dons pour que l’homme pratique la justice en obéissant aux commandements et avance sur la voie de la sainteté à l’exemple du Christ ; l’homme reçoit ces dons comme un agent rationnel qui reçoit le secours de la grâce pour devenir bon ; les dons sont des bienfaits pour croître spirituellement.
Il est donc compréhensible que le sensus fidei soit troublé lorsque les bénédictions sont présentées de telle sorte que leur portée morale devient confuse. En effet, l’instinct de la foi ne s’attache pas seulement aux vérités révélées mais il s’étend à la mise en pratique de ces vérités dans la conformité aux mœurs de l’Évangile et de la Loi divine (cf. par ex. Jc 2, 14s.). C’est pourquoi le sensus fidei répugne à voir la boussole morale des bénédictions neutralisée ou faussée.
Ainsi lorsqu’on met en exergue une condition de la bénédiction au détriment des autres. Par exemple la miséricorde de Dieu et son amour inconditionnel pour le pécheur n’empêchent pas la finalité de cette miséricorde et de cet amour inconditionnel, et n’annulent pas les conditions du côté du bénéficiaire ni l’ordre des bienfaits. — De même, lorsque l’on évoque les effets plaisants (le réconfort, la force, la tendresse) en taisant les effets déplaisants alors qu’ils sont les chemins nécessaires de la libération (la conversion, le rejet du péché, la lutte contre les vices, le combat spirituel). — Enfin, lorsqu’on s’en tient à des termes généraux (la charité, la vie) sans indiquer les conséquences concrètes qui sont la raison même d’une bénédiction particulière.
4. Dieu ne bénit pas le mal, contrairement à l’homme
Y a-t-il besoin de rappeler que des premiers mots de la sainte Écriture jusqu’aux derniers, la Révélation affirme la bonté de Dieu et de ses œuvres ? Dieu n’est pas seulement vivant, Il est la Vie (Jn 14, 6). Dieu n’est pas seulement bon, Il est le bien par essence (cf. Lc 18, 19). C’est pourquoi « il n’y a pas un trait du message chrétien qui ne soit pour une part une réponse à la question du mal » (CEC n. 309), non seulement parce l’homme se pose cette question, mais d’abord et avant tout parce que Dieu est Dieu. En effet, contrairement à Dieu, l’homme est partagé face au mal. Depuis la chute originelle, il se détourne du bien divin pour préférer d’autres fins. Cette manière de se désordonner, de perdre de vue le vrai bien pour viser un bien apparent, comme une flèche qui rate sa cible, l’Écriture sainte l’appelle le péché. Le péché est imputable à l’homme en raison de sa faute. Et dans sa faute, l’homme se compromet avec le mal.
Il y a ainsi cette différence entre Dieu et l’homme que Dieu ne bénit jamais le mal mais bénit toujours pour délivrer du mal (une des demandes du Notre Père, cf. Mt 6, 13), pour que l’homme soit pardonné de sa faute et cesse de se compromettre avec le mal, pour qu’il ne soit pas écrasé par ses péchés mais en soit racheté. De son côté, la tendance de l’homme pécheur est certes de refuser de bénir le mal, mais seulement jusqu’à un certain point, c’est-à-dire jusqu’au moment où sa compromission avec le mal l’emporte.
Lorsque ce point est atteint, il préfère « compromettre ou fausser la mesure du bien et du mal pour l’adapter aux circonstances », « il fait de sa faiblesse le critère de la vérité sur le bien, de manière à pouvoir se sentir justifié par lui seul »[8]. Autrement dit, la caractéristique des bénédictions humaines est qu’elles trafiquent régulièrement le thermomètre moral pour s’accommoder d’un désordre par rapport au vrai bien. Jean-Paul II présentait ainsi la parabole du pharisien et du publicain (cf. Lc 18, 9-14) comme la figure toujours actuelle de cette tentation : le pharisien bénit Dieu mais n’a rien à lui demander d’autre que de le maintenir tel qu’il est ; le publicain confesse son péché et supplie Dieu pour recevoir une bénédiction de justification. Le premier a trafiqué le thermomètre, le second est guéri en se fiant au thermomètre.
L’impression que l’on trafique le thermomètre moral pour bénir des actes désordonnés ne peut que rendre le sensus fidei suspicieux. Certes, cette suspicion a besoin d’être purifiée de toute projection dans une moralité idéale ou d’une rigidité morale valable seulement pour les autres. Mais il reste que le sensus fidei touche juste lorsqu’il s’alarme de ce qu’on pourrait attribuer à Dieu de bénir le mal. Quel pécheur ne serait pas bouleversé si une voix autorisée lui apprenait que, finalement, la miséricorde divine bénit sans délivrer, et qu’il sera désormais accompagné dans sa misère mais aussi abandonné à sa misère ?
5. Magistère : l’innovation implique la responsabilité
« À Dieu qui révèle il faut apporter l’obéissance de la foi »[9]. Concrètement, puisque l’intelligence connaît au moyen de propositions, l’obéissance de la foi est un assentiment volontaire à des propositions vraies. Par exemple, par la foi, nous tenons pour vraie la proposition : « Dieu le Père tout-puissant est le créateur du ciel et de la terre ». L’ensemble des vérités auxquelles la foi est tenue se trouve dans « l’unique dépôt sacré de la parole de Dieu », constitué ensemble par la sainte Tradition et par la sainte Écriture.
Ce dépôt sacré a un seul interprète authentique, le Magistère. Le Magistère « n’est pas au-dessus de la parole de Dieu écrite ou transmise ». Il a la responsabilité, avec l’assistance de l’Esprit-Saint, « d’écouter avec piété, de garder saintement et d’exposer fidèlement » la parole de Dieu lorsqu’il enseigne les vérités qui y sont contenues[10]. Cet enseignement du Magistère se divise en deux catégories[11]. Le Magistère dit « solennel » est un enseignement sans erreur possible. Les vérités enseignées de manière solennelle requièrent l’obéissance de la foi dans un « complet hommage d’intelligence et de volonté »[12] : c’est le cas de tout ce qui vient d’être dit concernant le dépôt sacré de la parole de Dieu, la fonction et la responsabilité du Magistère. En revanche, le Magistère dit « ordinaire » est un enseignement assisté par l’Esprit-Saint, qui comme tel, doit être reçu avec un « hommage religieux d’intelligence et de volonté »[13], alors même qu’il n’est infaillible que s’il est universel.
Ces rappels sont importants lorsqu’un texte, possédant toutes les formes extérieures d’un texte du Magistère dit « ordinaire », entend enseigner une proposition qualifiée de « contribution spécifique et innovante » impliquant « un réel développement »[14]. En l’occurrence, la proposition est la suivante :
« Il est possible de bénir les couples en situation irrégulière et les couples de même sexe, sous une forme qui ne doit pas être fixée rituellement par les autorités ecclésiales, afin de ne pas créer de confusion avec la bénédiction propre au sacrement du mariage » (FS, n. 31).
Quant à la conclusion, elle contredit un Responsum du même Dicastère, émis trois ans auparavant, dont la proposition principale est la suivante :
« Il n’est pas licite de donner une bénédiction aux relations ou partenariats, même stables, qui impliquent une pratique sexuelle hors mariage. La présence dans ces relations d’éléments positifs [n’est pas suffisante…] puisque ces éléments se trouvent au service d’une union non ordonnée au dessein du Créateur. »[15]
Nous sommes donc face à deux propositions, l’une et l’autre prétendant être vraies comme émanant du « seul interprète authentique » du dépôt révélé, tout en étant contradictoires. Pour sortir de cette contradiction, il faut se tourner vers les motifs avancés dans chacun des textes.
La déclaration Fiducia supplicans a le privilège d’être plus récente[16]. Elle prétend dans ses motifs ne pas contredire le Responsum antérieur : les deux propositions seraient vraies, chacune selon un rapport différent, en sorte qu’elles seraient complémentaires. La bénédiction de couples de même sexe a) serait en effet illicite si elle se faisait de manière liturgique sous une forme fixée rituellement (solution du Responsum), mais b) elle deviendrait possible si elle se fait sans rite liturgique et « en évitant qu’elle devienne un acte liturgique ou semi-liturgique semblable à un sacrement » (FS, n. 36).
À lire maintenant le Responsum, on s’aperçoit que, malgré les éclaircissements fournis, la contradiction demeure. Certes, il évoque le danger de la confusion avec la bénédiction nuptiale auquel répond Fiducia supplicans. Mais là n’est pas son argument principal. Comme l’explique le texte précité, la bénédiction d’un couple est la bénédiction des relations qui font ce couple, et ces relations elles-mêmes naissent et s’entretiennent par des actes humains.
Par conséquent, si les actes humains sont désordonnés (c’est-à-dire, comme on l’a dit, perdant de vue le vrai bien pour s’attacher à un bien apparent), s’ils sont donc des péchés, la bénédiction du couple serait automatiquement la bénédiction d’un mal, quoi qu’il en soit des actes moralement bons exercés par ailleurs (comme par exemple le soutien mutuel).
L’argument du Responsum vaut donc quelle que soit la bénédiction qui est donnée, rituelle ou non, liée à un sacrement ou non, publique ou privée, préparée ou spontanée. C’est en raison même de ce qui fait de ce couple un couple que sa bénédiction est impossible.
Ce qui ressort de cette comparaison est l’extrême légèreté avec laquelle Fiducia supplicans assume la responsabilité magistérielle, alors même que le sujet était controversé et que, contenant une proposition « innovante », un surcroît d’attention aux conditions posées par le concile Vatican II était requis.
En effet, le texte accumule les arguments en faveur d’une plus grande sollicitude pastorale dans les bénédictions, mais cette sollicitude peut parfaitement être remplie par des bénédictions sur les personnes, et aucun des arguments fournis ne justifie que ces bénédictions soient accomplies sur les couples. Plus regrettable est que le document esquive l’objection centrale du Responsum et dilue les problèmes soulevés par sa propre proposition au lieu de bâtir un dossier solide, montrant par le recours à l’Écriture et la Tradition, a) à quelles conditions il serait possible de bénir une réalité sans bénir le péché qui lui est attaché, b) comment cette solution s’harmoniserait avec le Magistère antérieur.
L’incohérence et le manque de responsabilité du Magistère sont incontestablement une cause de grand trouble du sensus fidei. D’abord parce qu’ils introduisent l’incertitude quant aux vérités réellement enseignées par le Magistère ordinaire. Plus grave, ils ébranlent la confiance dans l’assistance divine du Magistère et l’autorité du successeur de Pierre qui, elles, appartiennent au dépôt sacré de la parole de Dieu.
6. La pastorale à l’heure de la déresponsabilisation hiérarchique
Dieu est la source de toute bénédiction et l’homme ne peut bénir au Nom de Dieu que de manière ministérielle. Le pouvoir de bénédiction concédé à Aaron et à ses fils (Nb 6, 22-27), puis aux apôtres (Mt 10, 12-13 ; Lc 10, 5-6) et aux ministres ordonnés est donc une concession assortie d’une exigence, celle de ne bénir au Nom de Dieu que ce que Dieu peut bénir. L’histoire de l’Église est là pour nous rappeler que l’usurpation par des prêtres de leur pouvoir de bénir a pour conséquence de défigurer durablement le visage de Dieu auprès des hommes. Cette gravité oblige donc à faire preuve de prudence dans la pastorale des bénédictions. De ce point de vue, la déclaration Fiducia supplicans a placé tant le Magistère que les pasteurs dans une situation intenable, à trois titres.
Premièrement, en soutenant que les bénédictions de couples irréguliers et de même sexe sont possibles à condition de n’avoir ni rituel ni liturgie, le document promeut une pastorale tout en refusant que les pasteurs reçoivent des indications sur les paroles et les gestes propres à signifier les grâces dispensées par l’Église[17]. Le Dicastère s’est aussi explicitement interdit de réguler les débordements, les excès ou les erreurs qui ne peuvent manquer de surgir, spécialement en ce domaine très délicat, au plus grand détriment des fidèles que ces bénédictions sont censées aider[18].
Cette démission de l’autorité ecclésiale a pour elle la cohérence avec la solution promue. Mais le seul fait qu’elle conduise, dans cette matière particulière, à décharger le Pontife romain et avec lui tous les évêques de leur responsabilité concernant la sanctification des fidèles (munus sanctificandi), à laquelle ils sont pourtant tenus par la constitution divine de l’Église, ne laisse pas d’interroger[19]. La marge de manœuvre laissée aux pasteurs n’est pas ici en cause, mais l’instauration d’une “clandestinité institutionnalisée” pour tout un pan de l’activité ecclésiale.
Deuxièmement, le principe introduit par Fiducia supplicans ne connaît de soi aucune limite. Certes, la déclaration vise en particulier « les couples en situation irrégulière et les couples de même sexe ». On laissera à chacun le soin d’imaginer la variété des situations qui rentrent dans ce cadre, des plus scabreuses aux plus objectivement scandaleuses, et qui pourront pourtant être bénies, aussi bien que des couples de bonne volonté et des blessés de la vie cherchant sincèrement les secours divins.
En effet, en renonçant aux rites de bénédiction, on renonce aussi à leur préparation, durant laquelle les pasteurs jugent de l’opportunité, discernent les intentions et aident à les orienter droitement. De même, en rendant incontrôlable la pratique de ces bénédictions, on accepte par avance toutes les dérives qui surviendront. Au-delà, le titre de la déclaration (« sur la signification pastorale des bénédictions ») et son contenu, ouvrent la voie à une application bien plus large puisqu’il n’y a aucune raison de la réserver au cas des couples.
En effet, à suivre le principe au cœur du document, il deviendrait possible de bénir n’importe quelle situation objective de péché en tant que telle ou n’importe quelle situation établie objectivement par le péché en tant que telle, même la plus contraire à l’Évangile et la plus abominable aux yeux de Dieu. Tout pourrait être béni… tant qu’il n’y a pas de rituel ni de liturgie.
Troisièmement, lorsque les supérieurs se délestent de leur responsabilité sur les inférieurs, les inférieurs se retrouvent seuls à porter toute la charge. En l’occurrence, Fiducia supplicans invite les pasteurs à une plus grande sollicitude pastorale et les indications que le texte fournit leur sont précieuses. De ce point de vue, le Magistère aide les ministres ordonnés à exercer leur charge. En revanche, en institutionnalisant la clandestinité sur les cas les plus épineux, elle va susciter des demandes nouvelles de bénédiction tout en laissant ces mêmes ministres complètement démunis.
Les prêtres qui seront désormais sollicités ne pourront plus compter sur le soutien des normes liturgiques et épiscopales pour décider de ce qu’ils doivent faire ou de ce qu’ils peuvent faire. Face aux pressions ou aux chantages, ils ne pourront plus se retrancher derrière l’autorité de l’Église en répondant : “cela n’est pas possible, l’Église ne le permet pas”. Ils ne pourront plus compter sur des critères de jugement mûrement réfléchis concernant l’opportunité ou les orientations à suivre. Ils devront, à chaque cas difficile, porter sur leur conscience le poids de la décision qu’ils auront été obligés de prendre seul, en se demandant s’ils ont été des serviteurs fidèles ou bien des corrupteurs du visage de Dieu auprès des hommes.
Ce triple abandon ne peut qu’être douloureusement ressenti par le sensus fidei, chez les pasteurs et chez les fidèles, comme l’impression que le troupeau est laissé à lui-même, sans guides. Une telle carence est certes contrebalancée par l’encouragement à plus de charité, d’attention aux plus faibles, d’accueil de ceux qui ont le plus besoin des secours divins. Mais était-il nécessaire d’opposer et de sacrifier l’une à l’autre ? Ne sont-ils pas bien plutôt destinés à s’épauler l’un l’autre ?
Fiducia supplicans a eu lieu. Même en remontant plusieurs siècles en arrière, ce document ne connaît pas d’équivalent. Le trouble dans le peuple de Dieu est arrivé et cela ne peut être défait. Il faut maintenant œuvrer pour réparer les dommages, et pour que leurs causes, dont celles que nous avons relevées, soient résorbées avant que la déflagration ne s’étende. Cela ne sera possible qu’en restant unis autour du Saint-Père et en priant pour l’unité de l’Église.
Fr. Emmanuel Perrier, o.p. » – revuethomiste.fr
*Dominicain du couvent Saint-Thomas-d’Aquin de Toulouse. Membre du comité de rédaction de la « Revue thomiste » (en 2009). Professeur de théologie dogmatique au Studium dominicain de la Province de Toulouse (en 2009).
Il est directeur de la revue Thomiste.