Tribune Chrétienne

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L’esclave devenu Pape

En 188 apr. J.-C., Carpophorus mandate son esclave, Calliste, pour fonder une banque dans le quartier chrétien du marché au poisson (Piscina Publica), situé au pied de l’Aventin, entre le sud-est du Circus Maximus et la porte Capène. Le choix de Calliste comme homme de confiance à la tête de la banque par son maître s’explique par le fait que, comme ce dernier, il est chrétien.

     Le jeune banquier Calliste s’inscrit dans la tradition des esclaves managers (J.-J. Aubert) : ces « manieurs d’argents » sont des serviteurs « missionnés » (en latin, praepositus, préposé) pour faire fructifier les biens de leur maître dans une activité commerciale ou financière. Le maître peut en effet rédiger un contrat – une lex institoria (loi de préposition) – qui définit les modalités selon lesquelles un esclave doit être le gestionnaire de ses affaires. Rien d’extraordinaire, donc, à ce qu’un esclave soit placé à la tête d’une banque (mensa nummularia). Des veuves et des frères chrétiens aisés y ont déposé de l’argent. C’est que la banque de Calliste a solide réputation et inspire confiance : son maître n’a-t-il pas une proximité avec le prince ?

     Mais l’histoire tourne mal : l’esclave banquier détourne l’épargne des chrétiens. De cette incurie frauduleuse de Calliste s’ensuit la faillite de la banque. Les déposants, démunis face à l’insolvabilité du banquier véreux, se retournent alors contre son maître. Responsable des dettes de son esclave jusqu’à hauteur du prêt consenti, Carpophorus exige alors que celui-là lui présente les livres de comptes afin de réparer le préjudice. Deux échappatoires s’offrent à lui. La fuite d’abord : l’esclave terrifié décide de s’enfuir par la mer en embarquant sur un navire qui appareille à Portus, le port d’Ostie. Le suicide ensuite : rattrapé in extremis sur le quai, avant le largage des amarres, par Carpophorus, Calliste se jette à l’eau avant d’être sauvé de la noyade par des marins.

     Incapable de rembourser, l’esclave est condamné par son maître au traitement qui sanctionne tout esclave fugitif (servus fugitivus) : le travail au moulin (pistrinum). Démuni, Calliste tente une nouvelle fois de se suicider : un jour de Sabbat, il provoque un scandale dans une synagogue, bien décidé à mourir en martyr. Roué de coups par les Juifs, il est traduit devant le tribunal du préfet de la ville Fuscinus. La sentence tombe : c’est la condamnation aux mines de plomb en Sardaigne où sont déportés les chrétiens trublions à l’ordre public.

 Calliste put compter sur la pénétration des idées chrétiennes à la cour de Commode dans la Rome de la toute fin du IIsiècle. À la faveur de l’intervention de Marcia, la maîtresse de l’empereur – elle-même chrétienne –, qui intercède pour la libération de plusieurs de ses coreligionnaires condamnés à la mine, le proconsul de Sardaigne libère le banquier fugitif. Calliste bénéficie ainsi de la grâce impériale en 190 apr. J.-C., date aussi de son affranchissement.

     À son retour de Sardaigne, ce sont encore les réseaux d’entraide chrétiens qui viennent à son secours. Pour le protéger et le tenir éloigner de Rome où le courroux de son maître n’est pas éteint, le pape Victor le nomme confesseur de la foi à Antium, au sud-est de la capitale. Mieux, Victor lui offre la sécurité financière : une allocation annuelle versée par les caisses de la communauté des fidèles. Calliste doit largement sa mobilité sociale à ses relations dans les milieux chrétiens, à commencer par les papes.

     Peut alors commencer son ascension sociale : le pape Zéphyrin (199-217) le nomme diacre pour lui confier la gestion du premier cimetière de l’Église de Rome (aujourd’hui connu sous le nom de catacombes de Calliste), responsabilité qu’il exerce vingt ans durant. Les « catacombes de Calliste » sont alors le parfait reflet de la société chrétienne dont l’ancrage pendant les périodes de paix ne cesse de se solidifier. Les chrétiens de la fin du IIe siècle sont suffisamment structurés pour disposer de biens aussi importants que le noyau cimetérial de la voie Appienne qui devient, à partir de Zéphyrin, le lieu de sépulture officiel des premiers papes, des martyrs et des intellectuels chrétiens (Tertullien, Hippolyte, Origène) qui animent les premiers débats théologiques.

     217 apr. J.-C. : l’année de la consécration ! Calliste devient le seizième « évêque de Rome » (on ne dit pas encore « pape »). Au soir de sa vie, Zephyrin l’avait choisi comme successeur. Sa carrière mouvementée atteint son acmé avec son pontificat qui dure cinq ans (217-222). Elle est aussi un observatoire privilégié des inimitiés qui traversent les milieux chrétiens dans la course au pontificat.

     En témoignent les récriminations d’Hyppolite de Rome, son ennemi juré, qui se déchaîna contre lui : sur le plan théologique, il accusa Calliste de monarchianisme, une doctrine qui enseignait l’identité du Père et du Fils (Y. Rivière). La diatribe est saignante : Calliste encouragerait les chrétiennes à recourir à des remèdes qui rendent stérile (atokioi pharmakoi) pour éviter d’enfanter d’un homme de basse condition. Cette accusation fallacieuse travestit la réalité du projet de Calliste sur le mariage : il estimait qu’une femme libre devait pouvoir s’unir avec un esclave, pourvu que l’union soit pérenne et monogame. Il s’agissait de dépasser les cadres du iustum matrimonium, le « juste mariage », dont étaient exclus les esclaves – pour beaucoup chrétiens – et qui conditionnait la naissance d’enfants légitimes.

     Probablement mort au cours d’une émeute fomentée contre les chrétiens, alors accusés d’être responsable de la mort d’Héliogabale, Calliste est une première grande figure chrétienne. Il illustre la place singulière qu’occupent les chrétiens dans la société romaine de la fin du règne des Antonins : interrelations économiques dans la communauté chrétienne, réseaux d’entraide, concurrence dans l’accès au pontificat, levain de débats théologiques et sociaux.

Source Marianne Béraud Professeur agrégée d’histoire-géographie,

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