À Jumilla, dans la région de Murcie, la mairie a approuvé une mesure sans précédent en Espagne, interdisant la tenue de rituels religieux non chrétiens dans l’espace public. La motion, présentée par Vox et amendée par le Parti populaire, vise à défendre les usages et coutumes espagnols face à des pratiques importées qui, depuis des années, cherchent progressivement à s’imposer dans certaines communes.
« L’Espagne est et restera toujours une terre de racines chrétiennes », a affirmé Juan Agustín Navarro, conseiller municipal de Vox, saluant un vote qui marque, selon lui, un tournant historique dans la défense de l’identité nationale.Le texte interdit notamment les célébrations publiques de la fin du Ramadan ou de la fête du sacrifice, souvent organisées dans des installations municipales, comme des stades ou des places publiques. Pour ses partisans, il ne s’agit pas d’exclure qui que ce soit, mais de fixer des limites claires à l’usage des espaces collectifs pour des rites religieux qui ne relèvent pas de l’héritage culturel espagnol.
Les critiques, venues principalement de la gauche, ont dénoncé une mesure discriminatoire et ont annoncé des recours juridiques. Certains partis comme IU-Verdes ou Podemos ont qualifié la décision de raciste et ont évoqué une atteinte à la Constitution. On notera cependant que Vox s’est abstenu sur le texte final, après l’amendement du PP, pour des raisons de forme, tout en soutenant le fond de l’initiative.Ce que soulève cette affaire, ce n’est pas tant une question de droit qu’une question de cap, dans un pays qui a vu, ces dernières décennies, se multiplier les concessions symboliques à des courants religieux exogènes. La volonté de rappeler que l’espace public n’est pas neutre, mais façonné par des siècles de culture chrétienne, n’a rien d’anodin. Et surtout, elle répond à une inquiétude croissante face à la dilution des repères civilisationnels.
Le contraste est d’autant plus saisissant qu’à quelques kilomètres de là, à Murcie, la ville s’apprête à accueillir les Fêtes de Moros y Cristianos, avec plus de trente événements qui rappellent l’histoire de la Reconquête. Là, les références chrétiennes sont assumées, les défilés mettent en scène la victoire de la croix sur le croissant musulman.Ces fêtes, populaires dans tout le sud-est de l’Espagne, mettent en scène de manière théâtrale les anciens affrontements entre Maures et Chrétiens. Loin de glorifier un affrontement religieux actuel, elles expriment une fierté historique, une continuité culturelle et une forme d’unité populaire autour du récit de la Reconquête. Leur large acceptation, même par des participants musulmans dans certaines localités, montre qu’il est possible d’assumer une mémoire chrétienne sans pour autant susciter le rejet. Cela pose une question implicite mais fondamentale : pourquoi certaines célébrations enracinées dans l’histoire sont-elles acceptées, quand d’autres, rencontrent une telle résistance ?
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Cette interrogation touche à la légitimité culturelle. Les Fêtes de Moros y Cristianos, bien qu’elles évoquent une époque de conflit entre deux religions, sont pleinement intégrées à l’imaginaire collectif espagnol. Elles ne sont pas vécues comme des revendications religieuses, mais comme un rappel festif et symbolique de la formation de l’identité chrétienne de l’Espagne. Elles s’inscrivent dans la continuité, pas dans la rupture.En revanche, les célébrations musulmanes contemporaines dans l’espace public ne relèvent pas d’un héritage commun partagé. Elles sont souvent perçues, à tort ou à raison ,comme l’expression visible d’une culture importée, qui cherche à s’ancrer dans un territoire où elle n’est pas historiquement enracinée. C’est là que naît la résistance.
Au regard de son histoire, l’Espagne est chrétienne parce que sa civilisation s’est construite autour de la foi catholique, depuis l’évangélisation romaine jusqu’à la Reconquête. Pendant plus de huit siècles, l’unité du pays s’est forgée dans la résistance à l’islam, avec la Croix comme symbole fédérateur. Monarchie, droit, art et culture espagnols portent tous l’empreinte profonde du christianisme.Rappelons que l’Espagne compte plus de 22 000 églises et environ 90 cathédrales, témoignant de la profondeur de son enracinement chrétien. Elle a donné à l’Église universelle des figures majeures telles que saint Ignace de Loyola, fondateur des Jésuites, sainte Thérèse d’Avila, docteur de l’Église, ou encore saint Jean de la Croix et saint Dominique, fondateur des Dominicains. Ce patrimoine spirituel a marqué durablement la foi catholique en Europe et dans le monde. Il ne s’agit donc pas seulement de religion, mais d’appartenance historique.
Une fête chrétienne, même marquée par la mémoire d’un affrontement, est vue comme « chez elle ». Une fête musulmane, même paisible, est ressentie par certains comme « venue d’ailleurs ».Tout le caractère délicat du débat actuel est là, entre la fidélité à cette mémoire fondatrice et l’adaptation à une société où d’autres traditions religieuses cherchent désormais à s’exprimer dans l’espace commun.
A un moment où l’Europe paraît souvent hésitante face aux défis identitaires, la décision prise à Jumilla ne relève pas nécessairement d’un extrémisme, mais peut être perçue comme le signe d’une volonté de réaffirmation. Il n’est pas illogique, pour un pays de tradition chrétienne, de vouloir protéger les fondements spirituels et culturels qui ont façonné sa mémoire collective. Reste à savoir si c’est par l’interdiction que cette transmission peut s’opérer de manière crédible et durable. Est-ce en fermant l’espace public à certaines pratiques que l’on renforce réellement l’attachement des nouvelles générations à leur héritage chrétien ? Ou bien faut-il chercher à raviver la foi par l’exemple, la présence, l’éducation et la clarté dans les repères ? L’Espagne, comme d’autres nations européennes, se trouve à la croisée des chemins, entre affirmation de ses racines et recherche d’une manière juste de les faire vivre dans un monde pluraliste.