Tribune Chrétienne

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Un milliard de victimes ?

Série- LES GRANDS DOSSIERS ET SECRETS DU VATICAN

Extrait de « les derniers secrets du Vatican » de Bernard Lecomte-éditions Perrin.

” Lundi 22 octobre1962 . A Washington, John Kennedy vient d’apprendre par la CIA que quatre sous-marins soviétiques sont en route pour escorter les cargos de Khrouchtchev. Il prend la décision, mûrement réfléchie, de mettre ceux-ci « en quarantaine ». En clair : d’imposer un blocus maritime à l’île de Cuba, en dépit des conventions internationales. Sur ordre de la Maison Blanche, 8 porte-avions et 78 escadrilles d’avions se mettent en route pour intercepter cette flotte hostile. Le président s’en justifie personnellement à la télévision à 20 heures, accusant l’URSS d’un « mépris flagrant et délibéré » envers la Charte des Nations unies.

Considérant que l’ONU s’est révélée inopérante, Cousins estime que seul le pape de Rome pourrait briser la logique « bipolaire » qui mène, forcément, à l’affrontement : peu suspect de partialité politique, insensible aux pressions économiques ou militaires, doté d’un prestige moral incontestable, le souverain pontife serait en mesure, selon lui, de faire entendre raison aux deux autres parties dans le cadre virtuel d’un « improbable triumvirat ».

Le Président connaît bien sa thèse, explique Sorensen à Cousins. S’il l’appelle, c’est que « la situation est devenue incontrôlable », dit-il, et que toutes les possibilités d’enrayer l’actuel engrenage politico-militaire sont à explorer d’urgence. Tout en recherchant d’autres filières vaticanes dans son entourage, Kennedy implore Cousins d’essayer d’appliquer sa vieille théorie et de l’aider, toutes affaires cessantes, à joindre le pape Jean XXIII. Cousins ne connaît pas le pape, mais il a gardé quelques contacts de ses anciens séjours à Rome

Les deux hommes composent, à la Secrétairerie d’Etat, le numéro personnel du chef du protocole, Mgr Cardinale. Le prélat, qui connaît Morlion, comprend que l’affaire est sérieuse et urgente. Il avertit le substitut, Mgr Dell’Acqua, qui lui répond moins d’un quart d’heure plus tard : la situation est gravissime, le pape est d’accord pour intervenir auprès de Khrouchtchev.

Mais Cousins, de son côté, ne pourrait-il pas favoriser ce contact très incertain ? Cousins demande alors l’aide des délégués soviétiques présents à Andover, les camarades Choumeiko et Feodorov, qui regardent Morlion de travers : ils n’ont jamais de leur vie parlé à un prêtre catholique !

C’est à quatre mains qu’ils rédigent un message à destination de Nikita Khrouchtchev afin qu’il accepte l’idée d’une médiation du pape. Le texte à peine terminé, aussitôt codé, est transmis au Kremlin.

« Nous croyons réellement, dit l’adresse à l’attention de Monsieur K., que vous aimez la paix et que vous n’accepterez pas de tuer des millions de personnes pour des motifs de pouvoir politique… »

Khrouchtchev recevra-t-il le télégramme ? Y prêtera-t-il la moindre attention ?

Il n’est pas dans les habitudes du chef du PC soviétique de s’intéresser, de près ou de loin, au Vatican. La fameuse question de Staline – « Le pape, combien de divisions ? » – est toujours d’actualité à Moscou. Il est vrai que l’agence Tass, quelques jours plus tôt, avait causé la surprise en accordant plusieurs lignes au discours d’ouverture du concile prononcé par Jean XXIII. Certes, le rédacteur de la dépêche n’allait pas jusqu’à célébrer les vertus de la religion catholique, mais les propos du papa rymskii – le « pape de Rome », comme on l’appelle en russe – sur la paix lui avaient paru mériter une mention : « Qui n’a point en horreur la guerre ? Qui n’aspire pas à la paix de toutes ses forces ? » avait lancé le souverain pontife. Voilà qui changeait, sans aucun doute, des habituelles diatribes lancées du Vatican contre la menace communiste !

Quelques signes de détente, ces derniers temps, ont pu faire penser que l’hostilité réciproque régnant depuis quarante ans entre l’URSS et le Saint-Siège n’était peut-être plus aussi catégorique. Ainsi, en octobre 1958, Radio Moscou avait mentionné en termes étonnamment cordiaux l’élection du pape Jean XXIII.

Ainsi, en novembre 1961, Khrouchtchev avait envoyé un télégramme de félicitations à Jean XXIII pour ses 80 ans.

Le pape se rappelle que le vieux cardinal Cicognani, ce jour-là, l’avait dérangé en plein milieu du déjeuner pour lui montrer le télégramme peu banal, apporté par l’ambassadeur russe Simion Kozyrev. L’attention que le nouveau pape porte à la paix intéresse particulièrement les Soviétiques. On a suivi de près, au Kremlin, l’annonce et la préparation du concile Vatican II. A une époque où l’URSS poststalinienne déploie tous ses pouvoirs de séduction sur le plan diplomatique, notamment sur le thème du désarmement, une assemblée aussi représentative n’est pas quantité négligeable aux yeux des responsables de la section internationale du Comité central du Parti communiste de l’URSS. A Moscou, en outre, on n’a pas manqué de noter que Jean XXIII s’est opposé à ce que le concile commence par une virulente condamnation du communisme.

« Paix ! paix ! »

Le soir du 23 octobre, le pape s’enferme dans son bureau avec Mgr Dell’Acqua et Mgr Cardinale dans l’idée de rédiger un « radiomessage » dont le destinataire principal, entre les lignes, sera Nikita Khrouchtchev. A la Secrétairerie d’Etat aussi, plusieurs lumières vont rester allumées jusqu’au petit matin : le texte achevé doit encore être relu et traduit en une demi-douzaine de langues. Régulièrement, le pape quitte sa table de travail pour aller prier dans sa chapelle privée toute proche. Comment attirer l’attention de Khrouchtchev ? Comment l’atteindre et, plus difficile encore, comment le convaincre?

Le lendemain matin, Jean XXIII doit prendre la parole, comme chaque mercredi, au cours de l’audience générale hebdomadaire. Il s’adresse, entre autres, à un millier de pèlerins venus du Portugal. Il décide de tester son texte de la nuit en complétant son discours écrit par quelques phrases sibyllines : — Le pape, dit-il en relevant la tête, parle toujours favorablement à tous les hommes d’Etat qui, ici ou là, un peu partout, cherchent à se rencontrer, pour éviter la guerre, en réalité, et procurer un peu de paix à l’humanité… Et il ajoute : — Toutefois, seul l’Esprit du Seigneur peut accomplir ce miracle là où manque la substance, c’est-à-dire la vraie vie spirituelle… L’allusion aux « hommes d’Etat qui cherchent à se rencontrer » échappe complètement aux pèlerins portugais, sous le charme du vieux pontife, mais elle retient l’attention des diplomates en poste à Rome. Elle préfigure le message que Mgr Dell’Acqua fait porter, au même moment, aux deux ambassades romaines des Etats-Unis et de l’URSS. Dans ce message, Jean XXIII évoque

« le cri angoissé qui, de tous les points de la terre, des enfants innocents aux vieillards, des personnes aux communautés, monte vers le ciel : paix ! paix ! »

Le pape ajoute :

« Nous supplions tous les gouvernants de ne pas rester sourds à ce cri de l’humanité. Qu’ils fassent tout ce qui est en leur pouvoir pour sauver la paix ! Ils éviteront ainsi au monde les horreurs d’une guerre dont nul ne peut prévoir quelles seraient les effroyables conséquences. Qu’ils continuent à traiter, car cette attitude loyale et ouverte a grande valeur de témoignage pour la conscience de chacun et devant l’histoire. Promouvoir, favoriser, accepter des pourparlers, à tous les niveaux et en tous temps, est une règle de sagesse et de prudence qui attire les bénédictions du ciel et de la terre… »

A midi, Radio Vatican diffuse l’appel du pape dans toutes les langues, notamment l’anglais et le russe.

Pape JEAN XXIII

En une de la « Pravda » !

Quelques heures plus tard, à Washington, les experts militaires transmettent à Kennedy une information étrange : à 10 heures (heure locale), les deux premiers cargos soviétiques, le Khemov et le Gagarine, ont atteint la ligne du blocus fixée par les Américains ;

mais à 10 h 25, une partie des bateaux a stoppé les machines et fait demi-tour. Est-ce un incident technique ? Une ruse ? Ou un signe de bonne volonté ?

Il est encore trop tôt pour le dire et pour relâcher la pression. En fin de journée, ce même 25 octobre, les ambassadeurs soviétiques à Londres et à Bonn, qui ont forcément reçu des instructions de leur ministre Andrei Gromyko, manifestent publiquement leur souhait d’une solution pacifique de la crise. Personne n’imagine qu’au même moment, à Moscou, sur les rotatives de la Pravda, le numéro daté du 26 octobre est en train d’être tiré avec l’appel du pape Jean XXIII en titre de première page :

« Nous supplions tous les dirigeants de ne pas rester sourds au cri de l’humanité ! »

Le chef de l’Eglise catholique en une de la Pravda, c’est une première. Le jour même, un télégramme de Khrouchtchev parvient à la Maison Blanche. En substance : si les Etats-Unis renoncent à envahir Cuba et lèvent le blocus maritime, les Soviétiques n’auront plus de raison de maintenir leurs fusées sur l’île. Présenté ainsi, le deal permet à chacun de ne pas perdre la face. La réponse de Kennedy est immédiate et pondérée : OK pour négocier.

Dans le bureau ovale, on comprend qu’il serait suicidaire de crier victoire… Dimanche 28 octobre. A Washington, les spécialistes lisent et relisent un second télégramme de Nikita Khrouchtchev : l’URSS confirme qu’elle accepte de rappeler ses cargos et démanteler ses bases de missiles à Cuba si les EtatsUnis promettent de démonter leurs fusées de Turquie et de signer un pacte de non-agression avec Fidel Castro ; d’accord aussi pour que des négociations s’ouvrent immédiatement à New York, dans le cadre des Nations unies. Ni les Etats-Unis ni l’URSS n’ont perdu la face. L’apocalypse n’aura pas lieu.

Le même jour, à Rome, Jean XXIII célèbre dans sa chapelle une messe pour la paix. C’est le quatrième anniversaire de son élection par le conclave. Dell’Acqua lui apporte un message venant de la Maison Blanche : Khrouchtchev a accepté l’invitation à négocier, Kennedy remercie le pape de son intervention. Jean XXIII saisit la manche de Dell’Acqua et l’invite à prier avec lui. Puis, à midi, il ouvre la fenêtre de son bureau pour réciter l’angélus et s’adresser à la foule des pèlerins massés sur la place Saint-Pierre : — La voix de l’Evangile n’est pas muette, elle résonne d’un bout du monde à l’autre, et elle trouve le chemin des cœurs ! Et le pape d’inviter à prier Dieu de « disperser les nuages néfastes à l’horizon de la coexistence internationale ». Le pape bénit la foule.

Même si chacun est conscient que la situation internationale est dramatique, personne ne sait exactement à quoi il vient de faire allusion. Le vieux pontife, lui, a commencé à rédiger un texte à partir de toutes les réflexions qui lui sont venues en ces journées difficiles. Il sait qu’il est malade, qu’il n’a plus beaucoup de temps à vivre, et qu’il doit consacrer ses dernières forces à ce concile Vatican II qui risque à tout moment de s’enliser dans la routine, le conservatisme ou les polémiques secondaires.

Mais le « bon pape Jean » tient à donner au monde un texte qui puisse contribuer, dans l’avenir, à surmonter les crises internationales. Une sorte de testament à l’usage des dirigeants de son temps. Ce texte, qu’il publiera juste avant de mourir, en avril 1963, sous la forme solennelle d’une encyclique, aura pour titre Pacem in terris : « Paix sur la terre ». * Mardi 13 décembre 1962. L’éditeur Norman Cousins est à Moscou. En fin de matinée, Khrouchtchev le reçoit personnellement au Kremlin. Cousins, qui publiera plus tard cet entretien, rappelle les échanges d’Andover : — Il a fallu au pape beaucoup de courage pour parler comme il l’a fait pendant la crise de Cuba… Réponse de Khrouchtchev : — Le pape et moi pouvons diverger sur beaucoup de questions, mais nous sommes unis dans le même désir de paix. Le plus important est de vivre et de laisser vivre tous les peuples. […] Les Américains affirment qu’ils sont en mesure de supprimer tous les Russes. Nous le savons. Nous pouvons en faire autant. […] L’intervention du pape Jean XXIII restera dans l’histoire !“.

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