Depuis 2000 ans

Les traditionnalistes sont-ils en décalage avec le sens de l’histoire de l’Eglise ?

"L’Église n’a pas d’autres ressources que la tradition et la fidélité à son fondement immuable pour faire face aux vicissitudes de l’histoire"

Le 21 novembre dernier, le pape François a publié une lettre traitant du renouvellement de l’étude de l’histoire de l’Église, dans laquelle il propose une approche approfondie et critique du passé ecclésial. Cette lettre, qui se veut un appel à une sensibilité historique plus affirmée, vise notamment à corriger une certaine « vision angélique » de l’Église, souvent « véhiculée dans les milieux traditionalistes. « 

Le Saint-Père y souligne que l’Église, tout en étant un instrument de salut divin, ne doit pas être déconnectée de la réalité historique, avec ses erreurs, ses fautes et ses moments sombres. Cette démarche, qui insiste sur la nécessité d’une réflexion authentique sur l’histoire de l’Église, s’adresse en particulier aux jeunes théologiens, mais aussi à tous ceux qui, dans la Tradition, peinent à accepter les imperfections et les failles de l’Église.

Cette lettre a été présentée en salle de presse du Vatican par le cardinal Lazzaro You Heung-sik, préfet du Dicastère pour le Clergé,Monseigneur Andrés Gabriel Ferrada Moreira (secrétaire du même Dicastère),le professeur Andrea Riccardi, président de la Société Dante Alighieri ainsi que la professeure Emanuela Prinzivalli, experte en Histoire du christianisme, en lien à distance.

Les intervenants ont souligné l’irréductible dimension historique du christianisme, partagée en partie avec la religion juive, contrairement aux religions orientales ou à la foi musulmane.

Une histoire de l’Église loin de l’idéalisation

Dès l’introduction, le pape François remet en cause la conception trop idéalisée de l’Église, celle qui, selon lui, est ancrée dans une « vision angélique ». Dans cette perspective, l’Église serait une institution sans défauts, un modèle parfait, loin des réalités humaines et de ses imperfections. Le Saint-Père va même plus loin en citant un théologien français qui met en garde contre le « monophysisme ecclésiologique », c’est-à-dire une vision unilatérale de l’Église qui omet ses difficultés et ses luttes internes.

Pour le pape, cette vision idéalisée nuit à une véritable compréhension de l’Église et, par extension, de son rôle dans l’histoire du monde. Il souligne l’importance de regarder l’Église telle qu’elle est, avec ses ombres et ses lumières, et de l’aimer pour ce qu’elle est, non pour l’image que l’on souhaite projeter d’elle.

Les traditionalistes visés par cette critique

Lors de la présentation de la lettre , une question a été posée concernant la position des mouvements traditionalistes au sein de l’Église. Les désignant comme étant « en décalage » avec ce que propose la Lettre pontificale, l’un des principaux intervenants a précisément indiqué que le monde traditionnaliste, « bien qu’il soit présent dans l’Église contemporaine, n’a pas une réelle perception du sens de l’histoire ».

Ils sont désignés comme ayant tendance à vouloir préserver l’image d’une Église éternelle, sans se confronter à ses aspects les plus douloureux. De son coté, le Pape affirme que la volonté de « garder intacte » l’Église, en la dissociant de ses échecs historiques, empêche une réflexion véritable sur les moyens de la renouveler. La lettre du pape insiste sur le fait que l’histoire de l’Église ne doit pas être un simple support à la théologie ou à la spiritualité des siècles passés. Elle doit être une discipline qui regarde les faits en face, sans se dérober aux vérités embarrassantes.

La position traditionaliste attachée au rite ancien de l’Église, est désignée comme présentant des aspects intéressants mais aussi des dangers ». L’un des principaux problèmes mis en lumière accuse les traditionalistes de vouloir minimiser les erreurs de l’Église pour préserver une « pureté » idéologique:

« Ils semblent parfois considérer que toute évolution, toute révision historique pourrait nuire à la grandeur originelle de l’Église. Cette attitude a pour effet de geler l’Église dans une époque révolue, ne permettant pas à ses membres de comprendre les défis contemporains et d’y répondre de manière constructive. Les traditionalistes, en rejetant souvent la lecture historique de l’Église en évolution, se privent ainsi de l’opportunité de grandir spirituellement en reconnaissant les défauts et les péchés du passé. « 

Les traditionnalistes garant d’une continuité de l’Eglise


Rappelons que les traditionalistes, bien que souvent critiqués pour leur attachement à une certaine vision de l’Église, défendent une position qui trouve sa légitimité dans la préservation de la doctrine immuable de l’Église, telle qu’elle a été transmise au fil des siècles.

Leur vision de l’histoire est enracinée dans une fidélité rigoureuse à la Tradition, laquelle, loin d’être un obstacle à la compréhension de l’histoire, en constitue le fondement stable. En ce sens, il semble que les traditionalistes ne sont pas en décalage avec l’histoire de l’Église, mais au contraire, qu’ils cherchent à préserver son essence doctrinale contre les dangers de l’innovation excessive, qui pourrait éroder les vérités immuables du Christ. Loin d’être figés dans un passé révolu, les traditionalistes souhaitent que l’Église se tienne dans une continuité sans rupture, fidèle à ses racines spirituelles.

Comme l’a souligné le Cardinal Pie, « L’Église n’a pas d’autres ressources que la tradition et la fidélité à son fondement immuable pour faire face aux vicissitudes de l’histoire ». Cette fidélité à la Tradition, loin d’être un refus du passé, est une forme de sagesse profonde qui permet à l’Église de naviguer à travers les époques tout en préservant sa mission divine.

Un appel à l’éducation et à la sensibilité historique

Enfin la lettre du Saint père précise une autre dimension importante qui est l’éducation historique des séminaristes et des futurs prêtres.

Le pape insiste sur l’importance de ne pas oublier les événements tragiques de l’histoire, comme la Shoah, les bombardements de Hiroshima et Nagasaki, ou encore les persécutions religieuses. Ce n’est pas simplement une question de se souvenir de l’horreur, mais de reconnaître que l’histoire peut nous enseigner des leçons fondamentales pour construire un avenir plus juste. La mémoire historique devient alors une véritable force, une manière de préserver l’intégrité de la foi et de promouvoir la réconciliation et la paix dans le monde.

La lettre du pape François veut donc rapprocher l’histoire de l’Église à celle de l’humanité, celle d’un cheminement constant, fait de lumière et d’ombre, mais toujours guidé par la recherche de la Vérité.

Traduction intégrale de la Lettre du Saint-Père François sur le renouvellement de l’étude de l’histoire de l’Église

« Chers frères et sœurs,

Je souhaite partager avec vous, à travers cette lettre, quelques réflexions sur l’importance de l’étude de l’histoire de l’Église, en particulier pour aider les prêtres à mieux interpréter la réalité sociale. Il s’agit d’une question que j’aimerais voir prise en compte dans la formation des nouveaux prêtres ainsi que d’autres agents pastoraux.

Je suis bien conscient que, dans le parcours de formation des candidats au sacerdoce, une attention considérable est accordée à l’étude de l’histoire de l’Église, comme il se doit. Ce que je voudrais souligner maintenant, c’est plutôt un appel à promouvoir, chez les jeunes étudiants en théologie, une véritable sensibilité historique. Par cette expression, je souhaite indiquer non seulement une connaissance approfondie et précise des moments les plus importants des vingt siècles de christianisme qui nous précèdent, mais aussi, et surtout, l’émergence d’une familiarité claire avec la dimension historique propre à l’être humain.

Personne ne peut vraiment savoir qui il est ni ce qu’il veut être demain sans nourrir le lien qui le relie aux générations qui l’ont précédé. Et cela vaut non seulement au niveau de l’histoire des individus, mais aussi à un niveau plus large, celui de la communauté. En effet, étudier et raconter l’histoire aide à maintenir « la flamme de la conscience collective ». Sinon, il ne reste que la mémoire personnelle des faits liés à son propre intérêt ou à ses émotions, sans un véritable lien avec la communauté humaine et ecclésiale dans laquelle nous vivons.

Une bonne sensibilité historique aide chacun de nous à avoir un sens des proportions, un sens de la mesure et une capacité à comprendre la réalité telle qu’elle est, et non telle qu’on l’imagine ou qu’on voudrait qu’elle soit. Cela nous permet de tisser un rapport avec la réalité qui appelle à la responsabilité éthique, au partage, à la solidarité.

Selon une tradition orale, que je ne peux confirmer par des sources écrites, un grand théologien français disait à ses élèves que l’étude de l’histoire nous protège du « monophysisme ecclésiologique », c’est-à-dire d’une conception trop angélique de l’Église, d’une Église qui n’est pas réelle parce qu’elle n’a pas ses taches et ses rides. Et l’Église, comme une mère, doit être aimée telle qu’elle est, sinon on ne l’aime pas du tout, ou bien on aime seulement un fantôme de notre imagination.

L’histoire de l’Église nous aide à regarder l’Église réelle pour pouvoir aimer celle qui existe véritablement et qui a appris et continue d’apprendre de ses erreurs et de ses chutes. Cette Église, qui se reconnaît aussi dans ses moments sombres, devient capable de comprendre les taches et les blessures du monde dans lequel elle vit, et si elle tente de guérir ce monde et de le faire croître, elle le fera de la même manière qu’elle tente de se guérir et de se faire croître elle-même, même si bien des fois elle échoue.

Il s’agit d’un correctif à cette terrible approche qui nous fait comprendre la réalité uniquement à partir de la défense triomphaliste de la fonction ou du rôle qu’on occupe. Cette approche est précisément celle qui, comme je l’ai souligné dans l’encyclique Fratelli tutti, fait percevoir l’homme blessé de la parabole du bon Samaritain comme un dérangement par rapport à sa propre vision de la vie, étant simplement un « indésirable » et un « sujet sans fonction ».

En outre, éduquer les candidats au sacerdoce à une sensibilité historique apparaît comme une nécessité évidente. Et plus encore dans notre époque, où « on favorise également une perte du sens de l’histoire qui provoque une dislocation supplémentaire. Il y a une pénétration culturelle d’une sorte de ‘déconstruction’, où la liberté humaine prétend tout reconstruire à partir de zéro. Ne restent debout que le besoin de consommer sans limites et l’accentuation de nombreuses formes d’individualisme sans contenu. »

L’importance de se relier à l’histoire

Plus généralement, on peut dire que tout le monde, et pas seulement les candidats au sacerdoce, a besoin de renouveler sa sensibilité historique. Dans ce contexte, je voulais rappeler un conseil que j’ai donné aux jeunes : « Si une personne vous fait une proposition et vous dit d’ignorer l’histoire, de ne pas tenir compte de l’expérience des anciens, de mépriser tout ce qui appartient au passé et de regarder seulement l’avenir qu’elle vous offre, n’est-ce pas là un moyen facile de vous attirer pour vous faire faire ce qu’elle veut ? Cette personne a besoin que vous soyez vides, déracinés, méfiants de tout, afin que vous puissiez lui faire confiance uniquement pour ses promesses et vous soumettre à ses projets.

C’est ainsi que fonctionnent les idéologies de toutes sortes, qui détruisent (ou déconstructent) tout ce qui est différent et peuvent ainsi dominer sans opposition. Pour cela, elles ont besoin de jeunes qui méprisent l’histoire, qui rejettent la richesse spirituelle et humaine transmise au fil des générations, qui ignorent tout ce qui les a précédés. »

Pour comprendre la réalité, il faut pouvoir l’inscrire dans la diachronie, là où la tendance dominante est de se contenter de lectures synchroniques des phénomènes : en d’autres termes, d’un présent sans passé. Éviter l’histoire apparaît souvent comme une forme de cécité qui nous pousse à gaspiller de l’énergie pour un monde qui n’existe pas, en nous posant de faux problèmes et en nous dirigeant vers des solutions inadéquates.

Ainsi, le besoin d’une sensibilité historique accrue est plus urgent que jamais dans une époque où se diffuse la tendance à vouloir faire abstraction de la mémoire ou à construire une mémoire adaptée aux exigences des idéologies dominantes. Face à l’effacement du passé et de l’histoire ou à des récits historiques « tendancieux », le travail des historiens ainsi que leur connaissance et leur large diffusion peuvent servir de rempart contre les mystifications, les révisions intéressées et cet usage public qui cherche à justifier les guerres, les persécutions, la production, la vente, la consommation d’armes et bien d’autres maux.

Aujourd’hui, nous faisons face à une prolifération de mémoires, souvent fausses, artificielles et même mensongères, tout en constatant une absence d’histoire et de conscience historique dans la société civile et même dans nos communautés chrétiennes.

La mémoire de la vérité entière

Souvenons-nous de la généalogie de Jésus, racontée par Saint Matthieu. Rien n’est simplifié, effacé ou inventé. La généalogie du Seigneur est une histoire vraie, où figurent des noms problématiques et où le péché du roi David est mis en évidence. Tout, cependant, finit et fleurit en Marie et en Christ.

Si cela s’est passé dans l’Histoire du Salut, cela se passe également dans l’histoire de l’Église : « En effet, l’Église […] parfois, après des commencements heureux, doit enregistrer douloureusement un recul, ou du moins se trouve dans un état d’inadéquation et d’insuffisance. » Et « elle ne ignore pas du tout que parmi ses membres, clercs et laïcs, au cours de son histoire longue, il y a eu ceux qui n’étaient pas fidèles à l’Esprit de Dieu. »

Un véritable et courageux travail historique aide l’Église à mieux comprendre ses relations avec les différents peuples, et cet effort doit aider à expliciter et interpréter les moments les plus durs et confus de ces peuples. Nous ne devons pas encourager l’oubli, car « nous ne pouvons pas permettre que les générations actuelles et futures oublient ce qui est arrivé, cette mémoire qui est une garantie et un encouragement pour construire un avenir plus juste et fraternel. »

L’étude de l’histoire de l’Église

Je voudrais maintenant ajouter quelques observations concernant l’étude de l’histoire de l’Église. La première observation porte sur le risque que cet enseignement garde une approche trop chronologique ou, pire, une mauvaise direction apologétique qui transforme l’histoire de l’Église en simple soutien à l’histoire de la théologie ou de la spiritualité des siècles passés. Cela ne favorise pas la sensibilité historique dont j’ai parlé au début.

La deuxième observation concerne le fait que l’histoire de l’Église enseignée dans le monde entier semble souffrir d’un rétrécissement général, restant trop subordonnée à la théologie, laquelle, bien souvent, est incapable de dialoguer réellement avec la réalité vivante et existentielle des hommes et des femmes de notre époque. L’histoire de l’Église, enseignée comme une partie de la théologie, ne peut être dissociée de l’histoire des sociétés.

La troisième observation fait état du manque d’adéquation des formations des futurs prêtres par rapport aux sources. Par exemple, les étudiants n’ont que rarement l’occasion de lire des textes fondamentaux du christianisme ancien, comme la Lettre à Diognète, la Didachè ou les Actes des martyrs.

Une quatrième observation touche à la nécessité de « faire histoire » de l’Église, non seulement avec rigueur et précision, mais aussi avec passion et engagement, avec la passion et l’engagement de ceux qui, engagés dans l’évangélisation, n’ont pas choisi un rôle neutre et aseptisé.

Une observation finale, que je tiens particulièrement à cœur, concerne l’effacement des traces de ceux qui n’ont pas pu faire entendre leur voix au cours des siècles, rendant difficile une reconstruction historique fidèle.

En conclusion, je vous rappelle que nous parlons ici d’étude, pas de bavardages, ni de lectures superficielles, ni de « copier-coller » d’Internet. Aujourd’hui, beaucoup nous poussent à rechercher le succès facile, discréditant le sacrifice, inculquant l’idée que l’étude ne sert à rien si elle ne donne pas immédiatement quelque chose de concret.

Fraternellement,

FRANÇOIS

Fait à Rome, à Saint-Jean-de-Latran, le 21 novembre 2024, douzième année de mon pontificat, mémoire de la Présentation de la Bienheureuse Vierge Marie. »

Recevez chaque jour notre newsletter !