Par le frère Edouard Divry*
Si Jésus enseigne de tendre l’autre joue quand une personne nous frappe : « quelqu’un te donne-t-il un soufflet sur la joue droite, tends-lui encore l’autre » (Mt 5, 39), il n’en a pas fait un ordre intemporel qui serait privé de la considération concernant les circonstances. Lorsque lui-même est battu dans la maison du Grand Prêtre, lors de la Passion, il n’hésite pas à interpeller vivement l’homme de main qui vient de le gifler : « Si j’ai mal parlé, témoigne de ce qui est mal, mais si j’ai bien parlé pourquoi me frappes-tu ? » (Jn 18, 23).
Jésus, le Verbe, a le courage de dénoncer l’injustice qui le concerne[1]. Cette demande de justice ne retire rien à la joie dans laquelle le Christ demeure en profondeur (cf. Jn 17, 13), et où se trouveront ses disciples agressés de fait (cf. Ac 5, 41).
En 1942, le Général de Gaulle avait senti la gravité de la situation où l’épiscopat s’était trop majoritairement lié avec le régime de Vichy et il écrivit le 27 mai 1942 à Mgr Jules-Géraud Saliège, en faveur des Juifs français et Juifs résidents en France, quelques semaines avant la rafle au Val d’hiv (16-17 juillet 1942). Il sonnait « l’alarme » par rapport à « certain aspect de l’atroce situation » de la France, ce qu’il ressentait « comme chrétien et comme français ».
Serge Klarsfeld lui-même a interprété cette lettre comme l’influence positive du Général sur le futur cardinal Saliège et Compagnon de la Libération qui écrira avec courage sa fameuse lettre du 23 août 1942 : « les Juifs sont des hommes, les Juives sont des femmes … ». Les SS tentèrent de l’interner mais son état de santé précaire leur fit renoncer à l’enlèvement d’un homme en chaise roulante.
Régulièrement certains responsables d’Église – la charge est lourde il est vrai – préfèrent s’en tenir à la langue de bois du moment, ne humer que l’odeur des ouailles proches, celles qui les influencent, bien que celles-ci ne soient qu’une infime partie du troupeau qui leur est confié. Les diplômés en communication, récemment engagés, accentuent ce phénomène: pas de vagues à l’instant présent.
C’est ce qu’on a reproché à Pie XII : s’être tu à propos des Juifs bien qu’il ait évoqué avant-guerre la pérennité de l’Alliance du Sinaï, et ait parlé trois fois pendant la guerre (Noël 1940, Noël 1942, 2 juin 1943) pour défendre les non-aryens, c’est-à-dire ceux qui étaient alors persécutés : les Juifs, les Tsiganes, les Polonais. Il émit après-guerre une affirmation énergique et lapidaire, au cours d’une déclaration peu médiatisée du 3 août 1946, et adressée prophétiquement aux futurs Palestiniens, c’est-à-dire au Haut Comité arabe de Palestine, dans laquelle le pape déclarait avoir à plusieurs reprises condamné « dans le passé les persécutions qu’un fanatique antisémitisme déchaînait contre le peuple hébreu[2]».
Pie XII aura parlé explicitement une fois après-guerre. En dénonçant toute violence, il pointa du doigt le danger futur, en avertissant avec autorité ceux-là mêmes qui étaient dirigés alors par Hadj Amin al-Husseini, « le mufti d’Hitler[1]», et l’oncle d’Arafat ! Sans chercher les éloges de la société civile sur son passé, Pie XII chercha à prévenir un mal à venir que, peut-être, il subodorait. On ne fit guerre attention à la voix du pape (silence dans la Documentation catholique et La Croix de l’époque)[2].
L’attitude facile du chrétien, dans un nouveau marasme civil – revendication affichée du droit au blasphème par beaucoup plus qu’une infime minorité[3], islam en expansion –, est de se cantonner dans le positionnement du livre des Lamentations : « Il est bon d’attendre en silence le salut de Dieu » (Lm 3, 26).
Cela, cet attentisme, on ne peut, dans une conscience éclairée, s’y résoudre que rarement : lorsque ne se rencontrent plus ni la libertas a coactione (liberté de coaction : absence de contrainte extérieure directe) ni la libertas a necessitate (liberté de nécessité : liberté au-delà des contraintes et déterminismes matériels et sociaux) c’est-à-dire lorsque la liberté de mouvement s’avère totalement supprimée.
L’homme incarcéré ne peut plus rien dire même s’il demeure libre de penser ce qu’il veut comme le remarquait Épictète en prison[4]. Le couard ou l’homme qui a perdu la vraie foi[5] se met volontiers, et de manière trop anticipée, dans ce positionnement vétérotestamentaire bien qu’il sache, s’il est d’origine catholique, qu’il se trouve de « l’imparfait et du caduc » dans l’Ancien Testament (Constitution dogmatique de Vatican II, Dei Verbum, n. 15).
Est-il possible d’élever la voix sans être taxé aussitôt d’une étiquette politique ?
Dom Prosper Guéranger, expert en histoire ecclésiastique, un des refondateurs de l’Ordre bénédictin après la Révolution française, avait su s’insurger contre certains journaux qui apposaient facilement des étiquettes politiques sur des hommes d’Église alors que ceux-ci cherchaient pourtant à ne dire que la vérité, certes à tâtons, et à défendre la justice. On les qualifiait par exemple de libéraux.
Alors que Dom Guéranger se sentait plutôt conservateur il s’insurgea contre ces pamphlets politiques : « Le mot libéral est trop souillé pour qu’il soit décent de l’appliquer aux œuvres de l’Église » (L’Univers, 28 juin 1857). L’usage de certains mots fait le jeu du Diviseur, car ceux-ci déchirent : « Mais si vous vous mordez et vous dévorez les uns les autres, prenez garde que vous allez vous entre-détruire » (Ga 5, 15).
Benoît XVI l’a rappelé (20 février et 10 mars 2009) ainsi que la Pénitencerie apostolique (29 juin 2019). Les mots extrêmes ‘gauchiste’, soixante-huitard, ou bien réac, ‘ultra-droite’, sont souvent des calomnies qu’il est indécent d’appliquer aux œuvres d’Église, et particulièrement à ces voix courageuses, épiscopales et médiatiques, qui se souviennent du mot d’ordre de saint Paul : « Ne prenez aucune part aux œuvres stériles des ténèbres ; dénoncez-les plutôt » (Ep 5, 11).
Aujourd’hui, les hommes d’Église courageux se font rares comme au temps du nazisme. Pourtant chaque catholique depuis son baptême et sa confirmation est appelé à s’associer davantage à la mission de l’Église et à aider chacun « à rendre témoignage de la foi chrétienne par la parole accompagnée des œuvres » (CEC, 1316)[6].
L’action inspirée, courageuse pour le Christ et son Église éveille les cœurs et remplit les églises, les séminaires et les monastères. Elle donne l’élan qui dépasse les peurs et les faux arguments qui paralysent.
L’ambition de la cuvette
André Frossard, journaliste, converti à l’Église alors qu’il était issu d’une famille communiste, notait à l’égard du premier des lâches dans l’évangile : « Pilate, juge civil et militaire qui va condamner l’innocent par lâcheté politique, ne songe qu’à laver les mains de cette mauvaise affaire ; et il entrera dans l’Histoire avec sa cuvette[7]. » L’ambition de la cuvette c’est donc ce qui pend au nez de ceux qui se taisent indûment aujourd’hui mais qui seront immanquablement rattrapés par l’Histoire qui s’écrira demain.
[1] Sur le problème du mal : « Si Dieu est bon, pourquoi le mal ? » dans La foi chrétienne pour les curieux et les débutants, Perpignan, Artège, 2024, p. 190-205.
[2] Pie XII, Ad delegatos Supremi Consilii Populi Arabici Palestinæ, in AAS 38, (1946), p. 322-23, [p. 322]. Contexte dans Jean-Marie Mayeur, Charles Pietri, Histoire du christianisme des origines à nos jours, t. 12, Paris, Desclée, 1990, p. 339.
[3] À la mi-1946, les membres du Haut Comité Arabe étaient restreints à Al-Husseini, Al-Khalidi, Hilmi Pasha et Al-Ghury. Cf. aussi David Dalin, Pie XII et les juifs, Perpignan, Tempora, 2007, p. 185-229.
[4] « Pie XII et les juifs entre Histoire et sainteté » dans E. Divry, Philippe Foro, Jean Claude Meyer, La résistance non armée de chrétiens face aux totalitarismes et à la persécution des juifs, Lautrec (81440), édit. La Galère, 2022, p. 53-75.
[5] Être arrivé à débuter les Jeux Olympiques de Paris par une scène blasphématoire ainsi que lors de la fin (avènement de l’ange déchu) montre l’ampleur du mal. Des chaînes publiques de radio et de télévision se moquent souvent du Christ et son Église.
[6] Epictete, Manuel, n. I, 3, Paris, Garnier-Flammarion, 1964, p. 207 : « si tu crois ‘tien’ cela seul qui est ‘tien’, et étranger ce qui t’est étranger, nul ne pourra jamais te contraindre, nul ne t’entravera. »
[7] Cf. ceux qui n’ont plus qu’une velléité de croyance et d’opinion après avoir appartenu à l’Église catholique : Thomas d’Aquin, Somme de théologie, IIaIIæ, q. 5, a. 3.
[8] La Foi expresse, Toulouse, éditions du Carmel, 2024, p. 70.
[9] André Frossard, L’Évangile selon Ravenne, Paris, Robert Laffont et Le Centurion, 1984, p. 55.
*Ordre des dominicains