Le 700e anniversaire de la canonisation de saint Thomas d’Aquin nous donne l’occasion de revisiter l’héritage de ce théologien éminent de l’ordre dominicain et de l’histoire de l’Église. Isolde Cambournac, qui a consacré sa thèse de doctorat à son étude, nous entraîne à la suite de ce chercheur de Dieu dont la pensée continue d’éclairer les croyants.

Entretien réalisé par Adélaïde Patrignani – Cité du Vatican

Une série d’anniversaires se profile pour saint Thomas d’Aquin : le 18 juillet 2023 marquera le 700e anniversaire de sa canonisation, le 7 mars 2024 les 750 ans de sa mort, et en 2025, le 8e centenaire de sa naissance. Ce sont autant d’occasions de s’intéresser à cette figure incontournable du christianisme médiéval, dont l’héritage théologique et philosophique continue d’éclairer l’Église.

Canonisé par Jean XXII, les reliques de ce religieux italien ont été remises aux Jacobins de Toulouse par le Pape Urbain V en 1368. C’est là que repose encore aujourd’hui le “docteur angélique”, l’auteur notamment de la célèbre Somme théologique, une œuvre inachevée.

Isolde Cambournac, titulaire d’un doctorat en théologie, enseigne la théologie de saint Thomas d’Aquin, entre autres par le biais de sa chaîne YouTube. Elle met en lumière la principale innovation apportée par ce saint dominicain.

On parle souvent de la rencontre entre la foi et la raison. Saint Thomas d’Aquin y a grandement contribué, en intégrant tout le travail intellectuel des auteurs de l’Antiquité, notamment les auteurs grecs, et en particulier Aristote. Saint Thomas a réexaminé toutes les grandes questions de la foi à la lumière de cette façon de penser, de cette philosophie développée pendant l’Antiquité. Il s’appuie également sur les Pères de l’Église, évoquant souvent saint Augustin. Cette approche de recherche de l’intelligence de la foi n’est donc pas nouvelle, mais il a réussi à l’élever à un niveau encore inégalé.

Comment saint Thomas aborde-t-il la sainteté ?

Il parle peu de la sainteté en tant que telle. Il aborde plutôt la contemplation et la béatitude. Nous constatons que ce vers quoi l’homme tend naturellement, et ce vers quoi Dieu l’aide à tendre davantage, c’est la recherche de la vérité d’abord, puis de Dieu lui-même qui est la Vérité ultime. Dans l’ensemble de ses écrits, saint Thomas parle de cette quête qui habite profondément l’homme et qui le rendra heureux, béni. La sainteté, la recherche de Dieu, conduit à l’aimer ensuite et à Le faire aimer.

Comment situer saint Thomas d’Aquin par rapport aux deux autres grands saints dominicains, saint Dominique et sainte Catherine de Sienne ? Quelle est sa contribution particulière dans cet ensemble de sainteté ?

Saint Dominique a fondé l’Ordre à une époque où l’hérésie cathare se propageait rapidement. Cette hérésie dualiste considérait le monde comme mauvais, et tout ce qui était spirituel comme bon. Saint Thomas démontre que le monde est bon parce qu’il est créé par Dieu. Il a été blessé, et le péché a laissé une marque, en particulier chez l’homme. Mais fondamentalement, il est bon. Le travail de la grâce consiste à guérir et à élever, à perfectionner tout cela. Saint Thomas s’inscrit pleinement dans la lignée de saint Dominique en affirmant que le monde n’est pas mauvais. Il est blessé, mais il n’est pas intrinsèquement mauvais, et il n’y a pas d’opposition entre la spiritualité et le monde.

En ce qui concerne sainte Catherine de Sienne, je pense que la question du désir est très présente chez elle, avec son désir de Dieu. Chez saint Thomas, la prière est l’expression de ce désir. Fondamentalement, l’homme porte en lui ce désir de Dieu, et on retrouve cette idée développée de manière approfondie dans les écrits de sainte Catherine de Sienne.

Le Pape rend hommage à saint Thomas d’Aquin dans une lettre 29/06/2023 Le Pape rend hommage à saint Thomas d’Aquin dans une lettreDans une lettre adressée aux évêques de Latina, Sora et Frosinone à l’occasion du 700e anniversaire de la canonisation de saint Thomas d’Aquin, du 750e anniversaire de sa mort et…

En quoi la pensée de saint Thomas peut-elle nous aider à relever les défis actuels et à donner un sens au monde tel qu’il se présente aujourd’hui ?

Personnellement, ce qui m’a le plus touchée dans la pensée de saint Thomas d’Aquin, c’est sa vision résolument positive du monde, de ce qui est réel, créé par Dieu, et en particulier de l’homme.

Pour saint Thomas d’Aquin, la nature humaine est bonne, et la grâce vient perfectionner ce qui est déjà fondamentalement présent en chaque être humain.

Je trouve cela très actuel.

Cela nous apprend à regarder notre réalité environnante avec un regard neuf, à écouter ce que les choses ont à nous dire d’elles-mêmes au lieu de leur imposer nos idées préconçues. Cela implique déjà un regard contemplatif et réceptif envers le monde qui nous entoure. De plus, cela nous offre une perspective très positive sur notre destination, ce qui donne un sens à notre existence. Aujourd’hui, la quête de sens est fondamentale, et saint Thomas d’Aquin parle de manière remarquable des aspirations profondes de l’être humain, des divisions intérieures que nous pouvons tous ressentir. Il cherche à expliquer l’origine de ces difficultés et de cette division intérieure que nous éprouvons. Il met en avant cette tendance, cette aspiration vers quelque chose qui nous attire et nous pousse à nous dépasser pour atteindre notre véritable vocation.

Saint Thomas nous aide à réfléchir. Comment nous aide-t-il également dans la prière ?

Pour saint Thomas d’Aquin, la prière est l’interprète de notre désir. Il le souligne lorsqu’il aborde la prière du Notre Père. La prière répond précisément à cette aspiration profonde que nous avons envers Dieu, et elle nous incite à désirer ce que Dieu désire pour nous, ce qui est fondamentalement notre bien. Ce que nous demandons à Dieu, c’est d’être uni à Lui.

Pensez-vous que la pensée de saint Thomas soit suffisamment mise en valeur aujourd’hui, ou bien qu’elle soit considérée comme dépassée, voire inaccessible ?

À mon avis, on a trop souvent perçu saint Thomas comme un intellectuel inaccessible, voire complexe. Cependant, lorsque l’on se plonge dans ses textes, on réalise parfois qu’ils sont plus simples que ce que nous avions imaginé. Nous aurions tout intérêt à redécouvrir la pensée de saint Thomas d’Aquin et à la mettre à jour, c’est-à-dire essayer de l’exprimer avec nos propres mots aujourd’hui.

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Que signifie être thomiste aujourd’hui, en suivant les pas de saint Thomas ?

Pour certains, être thomiste, comme tout terme se terminant en -iste, peut sembler être un extrémisme, une vision fermée. On pourrait avoir l’impression que Thomas d’Aquin a apporté des réponses à tout et que plus rien n’est sujet à discussion. Cependant, il s’agit d’une vision limitée. Ce que nous pouvons retenir de l’héritage de saint Thomas, ce sont de nombreuses idées pertinentes, bien sûr, mais aussi une manière de penser que nous pouvons réutiliser aujourd’hui, notamment dans notre façon de dialoguer avec les découvertes et les pensées contemporaines.

Être fidèle à saint Thomas, c’est être capable de dialoguer avec le monde actuel afin de chercher profondément la vérité, car il part de l’idée que tous les êtres humains cherchent la vérité, que chacun a quelque chose de vrai à dire, et que nous avons tous à apprendre les uns des autres.

Quel aspect de la pensée de saint Thomas d’Aquin, peut-être moins connu, vous touche particulièrement ?

Ce qui me touche particulièrement aujourd’hui, c’est de découvrir des articles récents en neurosciences. La pensée de Thomas d’Aquin et les neurosciences abordent précisément cette division intérieure dont il est question. Il existe une recherche visant à intégrer toutes les composantes du cerveau, de manière à ce que les facultés cognitives puissent harmonieusement s’associer aux autres facultés, notamment les émotions et les signaux corporels. Je trouve cela très intéressant car cela rejoint l’anthropologie aquinienne qui explore la manière dont la raison tente d’unifier notre être. Saint Thomas ajoute que la grâce vient soutenir cette unification et l’élever.

Ce qui est remarquable, c’est de constater que certaines découvertes actuelles rejoignent ce que saint Thomas évoquait déjà à son époque. Il avait cette capacité de connaître et de décrire les phénomènes qui se produisaient. Aujourd’hui, nous parvenons à mieux comprendre et à décrire ces phénomènes de manière scientifique. Saint Thomas d’Aquin les avait pressentis, et Aristote avant lui également. Il est fascinant de constater que ses intuitions étaient justes et qu’elles peuvent à leur tour aider les psychologues d’aujourd’hui, par exemple.

Entretien réalisé par Adélaïde Patrignani – Cité du Vatican