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[EXCLUSIF] Monseigneur Philippe Bordeyne : « Il y a beaucoup de continuités entre les papes »

Monseigneur Philippe Bordeyne @tribunechretienne
Monseigneur Philippe Bordeyne @tribunechretienne
Dans un entretien accordé à Tribune Chrétienne, Mgr Philippe Bordeyne, président de l'Institut pontifical de théologie Jean-Paul II pour les sciences du mariage et de la famille à Rome, évoque la famille, ses enjeux contemporains, et l'héritage des papes successifs pour les éclairer.

Propos recueillis à Rome

Tribune Chrétienne – « Les liens familiaux sont soumis à des turbulences sans précédent », déclarait le pape François en octobre 2022. Quelles « turbulences » identifiez-vous au sein des familles ?

Mgr Philippe Bordeyne – À l’Institut pontifical Jean-Paul II, je perçois les turbulences à travers le contexte de nos étudiants qui représentent plus de 40 nationalités. Dans la pensée du pape François, ces « turbulences » sont d’abord associées à des éléments factuels tels que la guerre, les migrations, la faim dans le monde et le changement climatique. Elles résultent davantage d’un dérèglement du monde que d’un dérèglement sexuel ou affectif.

Comment mener une vie de famille normale dans un pays en guerre, lorsque que l’on a faim ou que manquent les soins de santé ?

De même, dans les pays riches, si les familles oublient de se soucier du partage des richesses, on assiste à une forme de dérèglement. Il existe également des facteurs culturels ou idéologiques qui influencent les comportements et la manière de faire couple. Jean-Paul II avait lui aussi dénoncé les effets de la pauvreté sur les familles bien qu’en France et aux États-Unis on ait eu tendance à retenir surtout la dimension contre-culturelle de son enseignement.

En tant qu’expert à quatre synodes, et particulièrement lors des deux derniers, j’ai constaté que l’agenda des Églises variait beaucoup selon les pays. Par exemple, en Asie, les Églises sont minoritaires et composées de personnes qui souffrent de la pauvreté et du dérèglement climatique. En France, lorsque nous pensons aux pauvres, nous les imaginons souvent en dehors de l’Église. Pour mes étudiants, la première cause de fragilité n’est pas le changement des mœurs, mais bien l’impact du contexte global sur la vie familiale.

« Pour transmettre la vie, il faut espérer en l’avenir »

La baisse de la natalité est significative dans certains pays d’Europe à fort enracinement catholique comme l’Italie, la Pologne, l’Espagne et même la France. Qu’est-ce que cela vous inspire ? Comment redonner aux jeunes couples un élan d’espérance ?

Je ne peux pas faire cette analyse seul. C’est pourquoi, à l’Institut, nous mettons en place un travail d’équipe afin d’aborder des questions complexes, comme celle-ci, de différents points de vue. Il est essentiel d’examiner d’abord les causes. Pour transmettre la vie, il faut espérer en l’avenir. L’être humain a besoin d’espérance pour vivre, se nourrir et avoir des enfants. L’analyse peut donc être théologique, mais aussi sociologique, pensons à l’angoisse suscitée par la crise climatique et environnementale, ou économique.

Je pourrais prendre l’exemple de l’Italie où il n’y a pas de parts fiscales pour encourager la natalité. Il faut regarder aussi les cultures. On sait qu’en France les familles immigrées ont tendance à avoir plus d’enfants. Mais on trouve également des catholiques qui font le choix d’une famille nombreuse… D’un point de vue théologique, notre groupe de professeurs de l’Institut s’attache à relire la Bible en tenant compte de ces différents contextes.

J’ajouterais que le phénomène de dénatalité, nouveau et massif en Europe, est encore plus marqué dans les pays riches de l’Asie comme la Corée du Sud et le Japon. Paradoxalement, un niveau de vie élevé, qui devrait rendre les gens plus confiants dans l’avenir, les rend plus anxieux. C’est là un autre type d’analyse, plus philosophique. 

« Le christianisme nous invite à vivre la virilité et la féminité comme des caractéristiques qui s’éclairent dans la relation »

Dans l’exhortation « Amoris Laetitia », le pape François met en garde contre l’émergence de « sociétés sans pères ». On observe que la figure du père et la « virilité » sont régulièrement remis en cause aujourd’hui. Comment bien redéfinir le rôle du père au sein de la cellule familiale ?

Le pape François est très influencé par l’expérience de l’Amérique latine où, depuis longtemps, de nombreuses femmes éduquent seules leurs enfants. Dans cette région, le manque de virilité provient principalement de l’absence des pères. Il est crucial de ne pas négliger l’histoire des peuples et les conséquences à long terme de l’esclavage. En Amérique du Sud et en Afrique, l’absence du père est souvent due à l’infidélité des hommes. Les migrations économiques entraînent partout une absence des pères, particulièrement en Asie où l’on note aussi l’incapacité des pères à s’impliquer dans l’éducation. En Occident, c’est tout un ensemble de questions avec en plus des doutes sur l’identité de genre.

La rencontre entre les sexes est une aventure. La compréhension de ce qu’est un homme et une femme prend du temps, comme le dit la Bible. Nous observons aujourd’hui un changement significatif dans les relations interpersonnelles, pas seulement au sein du couple, mais aussi dans la famille.

En tant que responsable de la préparation au mariage dans mon diocèse pendant dix ans, j’ai été frappé par le poids que s’imposent les jeunes couples. Il leur faut tout réussir : le couple, l’éducation des enfants, les relations avec la génération précédente, les frères et sœurs, les amis… Ils souffrent d’une hyper-idéalisation. La question de la virilité dans la famille, comme la baisse de la natalité, proviennent aussi de cette sur-idéalisation, qui fait que les rôles apparaissent fixés à l’avance et inquiètent.

L’homme et la femme doivent d’abord entrer dans une relation de réciprocité. Il me semble plus approprié, pour la génération actuelle, de puiser dans l’espérance que la Bible nous offre concernant cette relation. L’aventure de l’amour humain est une aventure relationnelle, soutenue par la grâce de Dieu.

Le christianisme nous invite à vivre la virilité et la féminité comme des caractéristiques qui s’éclairent dans la relation et que l’on découvre à travers la fidélité, l’engagement et la capacité à surmonter les peurs et les conflits. L’amour humain est toujours imparfait, et nous pouvons être reconnaissants envers le pape François d’en avoir parlé. La virilité sur-idéalisée est impossible à vivre. Il en va de même de la sur-idéalisation de la féminité contre laquelle les femmes ont sainement réagi.

Les approches des papes Jean-Paul II et François sont, à première vue, relativement distinctes. D’un côté, l’approche doctrinale et structurée de Jean-Paul II et de l’autre, celle plus pastorale et inclusive du pape François. Comment l’Institut s’assure-t-il d’intégrer de manière équilibrée les apports respectifs des deux papes ?

N’oublions pas Benoît XVI entre les deux, qui a écrit deux encycliques sur l’amour ! Je ne dirais pas que l’un est doctrinal et l’autre pastoral. Certes, Jean-Paul II et Benoît XVI étaient des professeurs de théologie, ce qui n’est pas le cas du pape François. Mais François est un vrai penseur, y compris au plan théologique. C’est quelqu’un qui, en lisant un théologien, est capable d’en retenir l’essentiel pour élaborer sa propre pensée en relation avec la tradition vivante. Le pape François assume donc sa responsabilité doctrinale, mais d’une manière différente.

Pour expliquer aux étudiants la position de l’Église par rapport aux divorcés remariés, j’aime partir de saint Jean-Paul II (« Familiaris Consortio ») en montrant que les thématiques centrales présentes chez le pape François l’étaient déjà chez Jean-Paul II. Comme lui, le pape François rappelle dans « Amoris Laetitia » que les divorcés engagés dans une seconde union civile sont des baptisés qui conservent toute leur place dans l’Église.

La différence d’accent entre les deux approches n’est pas seulement d’ordre pastoral, mais aussi théologique. Par exemple, Jean-Paul II dit que ces personnes doivent implorer la grâce de Dieu, tandis que le pape François affirme que la grâce est toujours là, imméritée et agit chez tous les baptisés y compris les personnes divorcées remariées. L’insistance doctrinale n’est pas la même, et c’est cela qu’il faut étudier de manière nuancée.

Pour l’enseignement sur la théologie du corps de Jean-Paul II, je fais appel à des professeurs aux compétences diverses : la pensée de Karol Wojtyla, l’anthropologie philosophique, la théologie morale, les défis de la pastorale. Une réflexion équilibrée suppose de croiser les thèmes de travail, sans se concentrer sur un seul pape mais en abordant les questions à traiter pour promouvoir l’évangélisation dans le monde actuel. Nous vivons dans un monde polarisé où l’on cherche à opposer alors qu’il y a beaucoup de continuités entre les papes.

« Il faut aider les familles à prendre conscience de leurs ressources, à croire en l’énergie de leur baptême »

Vous évoquez la nécessité pour l’Église de se montrer « humble face au mystère de la famille ». Quels outils ou démarches l’Institut Jean-Paul-II met-il en place pour incarner cette humilité dans son enseignement et ses recherches ?

L’écoute. A l’occasion d’un « Open Day », l’Institut a donné la parole à des étudiants de différentes nationalités. L’un d’eux, Nigérian, a expliqué pourquoi il avait choisi de travailler sur le thème du handicap. Un autre, missionnaire indien, a parlé de la tension entre tradition et modernité. Avant toute chose, nous écoutons nos étudiants et mettons en pratique la méthode synodale de la conversation dans l’Esprit.

En théologie, je valorise le concept de ressources. L’Église ne peut pas seulement faire la leçon aux familles. François dit dans « Amoris Laetitia » que les familles ne sont pas un problème mais d’abord une solution. Il faut donc aider les familles à prendre conscience de leurs ressources, à croire en l’énergie de leur baptême.

Que pensez-vous de « Fiducia Supplicans » et des dérives potentielles qu’elle pourrait subir sous la pression de certains lobbys qui cherchent à redéfinir certaines notions fondamentales liées à la famille ?

Le Dicastère pour la Doctrine de la foi reçoit des questions d’évêques du monde entier. Certaines n’avaient jamais reçu de réponse. Le cardinal Fernández a commencé par répondre à ces questions à l’automne 2023. Il a ensuite publié un texte dans le but d’expliciter certaines réponses mal comprises. Au lieu de désamorcer les difficultés, cela les a, d’une certaine manière, exacerbées. Tout texte peut être instrumentalisé mais le cœur du propos était de pouvoir annoncer, comme Jésus, que dans toutes les situations de vie, il existe un chemin possible de vie avec Dieu.

Le Dicastère a sous-estimé l’impact de ce texte. Il ne s’agit certainement pas de résoudre des sujets aussi complexes à travers la seule bénédiction, mais il est juste d’inviter chacun à mettre sa confiance en la grâce de Dieu. L’expression de « bénédictions pastorales » ne fait pas le tour d’un sujet éminemment sensible, culturellement et politiquement.

« La limite du pèlerinage de Chartres réside, à mon sens, dans son côté clivant »

Comment expliquez-vous l’attrait grandissant du pèlerinage de Chartres auprès des jeunes et des familles ? N’est-ce pas, selon vous, une illustration de piété populaire ?

Le pèlerinage de Chartres est lié à une certaine histoire de la France et du catholicisme en France. Il traduit un besoin fondamental dans la vie religieuse : celui de rompre avec la vie ordinaire par des signes forts. En cela, ce n’est pas tout à fait de la piété populaire. Pour le pape François, la piété populaire est précisément quelque chose qui s’intègre dans la vie ordinaire et que s’approprie un peuple beaucoup plus large.

Le pèlerinage de Chrétienté revêt un caractère plus clivant. Il traduit néanmoins une réalité : on ne peut être croyant, particulièrement dans le monde d’aujourd’hui, sans marquer des temps d’interruption par rapport au flux quotidien. Sa limite réside, à mon sens, dans son côté clivant. Certains catholiques ne se sentent peut-être pas suffisamment reconnus dans leur sensibilité religieuse. Il reste que toute rupture à visée religieuse doit simultanément instaurer la continuité avec les autres et avec sa propre vie.

Le besoin d’interruption est un sujet dont parle moins le pape François mais qui est important pour la nouvelle génération. Je le constate chez les jeunes prêtres qui attachent plus d’importance à l’expression de la différence. Cela mérite le respect, mais il revient aux évêques de réguler le désir de rupture pour servir la communion de l’Église.

*Théologien moraliste, Mgr Philippe Bordeyne a été doyen du Theologicum de 2006 à 2011, puis recteur de l’Institut catholique de Paris de 2011 à 2021. Prêtre du diocèse de Nanterre, il a exercé, entre autres, la charge d’aumônier de lycée et délégué diocésain pour la préparation au mariage. En 2021, il est nommé président de l’Institut pontifical de théologie Jean-Paul II pour les sciences du mariage et de la famille à Rome.

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